Cette chronique est à la mémoire d’Éric Viennot, qui a disparu le 27 juillet 2022. Les autres fondateurs de Lexis Numérique ont accepté de lui rendre hommage en racontant leur histoire commune. Nous remercions chaleureusement Marie Sanchis, qui nous a mis en relation avec son frère, José Sanchis, l’un des trois créateurs du studio.

Comme d'habitude, vous trouverez un entretien à la fin de l'article.

La création du studio

C’est en 1990 à Champs-sur-Marne que Éric Viennot, Marie Sanchis et José Sanchis ont décidé de s'unir autour d’un projet commun : celui de lancer leur propre entreprise. Éric, plus attiré par le volet créatif, se chargera du développement des jeux, tandis que José, avec une expertise en marketing, dirigera une autre section de la société.

En effet, Lexis était divisée en deux parties : Lexis Games et Lexis Agence. Dans ce que Lexis Numérique appelait le "département entreprises", ils proposaient une gamme variée de prestations telles que le développement de sites web et d'autres supports numériques, ainsi que la création de jeux originaux comme outils de communication.

Au cours des premières années, les trois associés se sont principalement concentrés sur cette activité plus orientée vers le monde des affaires. Ils ont aidé d'autres professionnels à développer leur identité, leur packaging et leur publicité, bien que quelques jeux aient également été développés en parallèle, tels que Graines de génie, Mini-Loup à l’école, Drôle de Noël pour Mini-Loup ou encore Un Bébé ? Quelle drôle d’idée.

Image tirée de L'Album secret de l'oncle Ernest

En 1998, la section Lexis Games a finalement pris de l'ampleur, conférant à l'entreprise une véritable dimension de studio de développement. Cette année-là, ils ont lancé L’Album secret de l’oncle Ernest, une œuvre qui a ouvert la voie à neuf jeux vidéo au total dans cet univers. La machine était bel et bien lancée...

L’apogée du studio

Grâce à l’Oncle Ernest, Lexis Numérique va rencontrer un immense succès francophone mais aussi international. Ses aventures seront vendues à plus de 350.000 exemplaires à travers le monde et seront même traduites en 15 langues différentes. L’entreprise se retrouvera plusieurs fois numéro un des ventes dans le secteur éducatif en France et obtiendra par la même occasion, plus de 15 distinctions internationales.

En parallèle, une autre série débutée elle aussi en 1998 va faire parler d’elle. Étendue sur six jeux différents, le poisson Arc-En-Ciel va susciter un énorme engouement public et commercial. Ses aventures se vendront à plus de 150 000 exemplaires dans le monde.

Image tirée du jeu Arc-en-ciel

En 1999, Lexis Numérique annoncera un chiffre d’affaire à 5,8 millions de francs puis 9,5 millions l’année suivante. Et en 2001, ils auront la possibilité d’étendre leurs équipes à 33 personnes.

Par la suite, ils s’occuperont à nouveau de jeux pour enfants à grand succès. Nous pensons bien évidemment à Alexandra Ledermann, en collaboration avec Ubisoft. Mais aussi à Léa Passion Mode qui lui aussi séduira le cœur de nombreuses jeunes filles. Lexis Numérique sera alors amené à travailler au cours de son existence avec Disney, Electronic Arts et, comme dit quelques lignes plus haut, Ubisoft.

Cependant, les fondateurs ne veulent pas uniquement se cantonner aux jeux pour enfants. Ils profitent donc de leurs connaissances accumulées et leur renommée pour taper fort et dans une œuvre diamétralement opposée au reste. C’est ainsi qu’en 2003 va naître un véritable ovni vidéoludique. Son nom : In Memoriam. Et les joueurs allaient s’apprêter à vivre une expérience hors du commun qui aura su marquer son temps.

Ce projet, c’est d’abord le premier titre classé 16+ de l’entreprise. Vous deviez alors partir à la recherche d’un tueur en série. Vous suiviez les traces du reporter Jack Lorski et de sa compagne Karen Gijman, tous deux portés disparus.

Jusqu’à présent, vous vous demandez très certainement ce qui fait de cette œuvre une création si différente des autres. In Memoriam était une enquête que vous deviez suivre sur une multitude de sites internet qui ont été créés pour l’expérience. Allant même jusqu'à apparaître sur le journal Libération.

Ce mélange avec des journaux et des sites bien réels offrira une immersion décuplée. De plus, il s’agit d’un enchaînement de vidéos et d’énigmes à résoudre, le fait d’y voir de véritables personnes nous implique d’autant plus dans l’histoire et vient y donner un goût de vrai. Les joueurs iront même jusqu’à recevoir des mails sur leur adresse pour se plonger encore plus dans cet univers macabre.

Malheureusement, les serveurs de Lexis Numérique ayant fermé leurs portes, le jeu n’est plus accessible aujourd’hui. In Memoriam n’est donc plus jouable et il faut dorénavant se contenter de quelques captures éparpillées sur le web.

De son côté, Lexis Agence continuera son travail. Ils travailleront pour des grands comptes comme La Grande Récré, la MAAF, Société Générale, La Banque Postale, Groupama… Ou encore Pfizer, Aztra-Zeneca, Bayer et même Mc Donald’s, Disneyland Paris, Disney Interactive, Dargaud et Gallimard.

La fin du studio

Toutefois, en novembre 2013, Lexis Numérique a annoncé son placement en procédure de sauvegarde. Malheureusement, l'entreprise n'a pas pu se redresser et en juin 2014, elle a été placée en liquidation judiciaire.

Éric Viennot a même publié un message à ce sujet sur Twitter pour en informer les joueurs. Nous avons d'ailleurs retrouvé ce tweet :

Il déclare également qu'il emporte avec lui ses licences, offrant ainsi l'espoir de sauver quelques créations et de les faire perdurer à l'avenir.

Comme pour de nombreux studios de développement, les années 2010 ont été extrêmement complexes et difficiles. L'essor des jeux vidéo sur mobile et le coût croissant des productions ont eu raison de nombreuses entreprises, même en France. Nous allons maintenant nous entretenir avec José Sanchis pour revenir brièvement sur cette incroyable aventure entrepreneuriale et humaine.

Entretien avec José Sanchis (co-fondateur)

Comment est né Lexis Numérique ?

Lexis Numérique est issu de la volonté des trois créateurs d'utiliser leurs compétences respectives pour innover dans le domaine du graphisme, devenant de plus en plus technique. Eric et Marie ont apporté leur expertise en graphisme et leur créativité, tandis que moi, j'ai contribué avec mes compétences techniques en informatique et en gestion entrepreneuriale. Le studio de création Lexis Numérique a été fondé sur cette base, puis s'est développé en se tournant vers la création de jeux vidéo, grâce aux talents d'Eric en tant qu'auteur de concepts, qui intègre la narration et le gameplay, complétés par ceux de Marie en tant que chef de studio, qui soutient ces créations, et de mon côté, en tant que producteur et commercial chargé de vendre les prototypes imaginés (Emme, Ubisoft...).

Quelle était l’ambition de départ du studio ?

L'ambition du studio a toujours été de cultiver sa liberté créative. Nous avons commencé par explorer notre passion en utilisant un Amiga pour produire des images en 3D dès 1992, créant ainsi des couvertures de livres novatrices pour des maisons d'édition telles qu'Armand Colin, Albin Michel et Gallimard. Avec notre immersion dans la 3D, nous avons poursuivi cette voie jusqu'à la création de jeux vidéo, tout en cherchant à préserver autant que possible la propriété intellectuelle de nos concepts (Oncle Ernest, In Memoriam...).

Parmi tous les jeux développés au cours de l’existence de Lexis Numérique, quel développement a été le plus marquant pour vous ? Et pourquoi ?

Le moment le plus marquant a été incontestablement la sortie de L'Album secret de l'Oncle Ernest, notre premier jeu, une expérience novatrice développée en langage objet. Cela a permis aux joueurs de bénéficier d'une narration non linéaire et de gameplay énigmatiques offrant plusieurs solutions lorsque certains éléments (comme une araignée ou la limite d'une toile) se rencontraient sur des zones spécifiques de l'écran. Nous avons été pionniers dans la création d'un marché pour les jeux ludo-éducatifs intelligents avec L'Oncle Ernest, un concept inexistant jusqu'en 1996.

Par la suite, In Memoriam a également été un moment crucial, en proposant un jeu en ligne mêlant réalité (en intégrant des sites internet authentiques, comme la collaboration avec Libération, un partenaire essentiel) et fiction. Sa complexité, avec l'utilisation de médias variés tels que la vidéo et l'internet, a marqué cette période.

L'arrivée de l'ADSL, l'année de la sortie d'In Memoriam, a été un véritable coup de pouce, offrant la fluidité nécessaire à une expérience de jeu innovante. Cela a également permis à Eric de devenir l'un des premiers acteurs majeurs des jeux alternatifs.

Vous êtes derrière le projet In memoriam qui était un projet très particulier et assez innovant dans son déroulé, pouvez-vous nous raconter la genèse du projet ainsi que sa conception ? En nous évoquant les difficultés très certainement traversées au cours de tout ça ?

Eric aspirait à attirer un public adulte tout en préservant l'aspect novateur, tant sur le plan technique que narratif, qui caractérisait notre studio. Il a conçu un jeu dont le support ne se limitait plus au CD-ROM, mais incluait également une composante en ligne, permettant ainsi de nouvelles interactions via des sites web intégrés au jeu.

Les sites web associés ont été développés six mois avant la sortie du jeu, afin d'être indexés par des moteurs de recherche comme Google, offrant ainsi aux joueurs la possibilité de rechercher le nom des personnages et de découvrir des sites qui semblaient totalement authentiques. De plus, le jeu envoyait des e-mails et des SMS aux joueurs en fonction des étapes qu'ils avaient atteintes, renforçant ainsi l'immersion du joueur.

Nous avons même impliqué plusieurs acteurs qui répondaient en direct sur la ligne mobile des personnages, que certains joueurs appelaient. Les réseaux de joueurs ont largement relayé cette expérience incroyable, partageant leur étonnement après avoir appelé le mobile de certains personnages et avoir échangé avec eux en direct.

L'objectif d'Eric, Marie et moi-même était de nous épanouir tout en offrant aux joueurs et à l'industrie du jeu des expériences inédites, confirmant ainsi l'image innovante et créative de Lexis Numérique.

Avez-vous une ou des anecdotes vécues au sein de l’industrie du jeu vidéo à nous raconter ?

Nous avons accumulé de nombreuses anecdotes à différents niveaux, qu'elles soient d'ordre technique ou liées aux rencontres humaines. Cependant, celle-ci pourrait bien être l'une des plus marquantes, car elle a été fondatrice de notre identité axée sur la liberté créative et a marqué nos premiers pas dans notre volonté de faire évoluer l'industrie du jeu vidéo.

En 1996, nous avons présenté notre prototype de L'Oncle Ernest lors du prix Mobus. Ce prototype comprenait 2 ou 3 scènes (représentant des pages du livre) avec des gameplay finalisés, de la musique, et une vidéo d'introduction du jeu. Bien que nous ayons présenté ce prototype à tous les principaux éditeurs de l'époque sans parvenir à signer avec aucun d'entre eux, remporter ce prix cette année-là nous a valu des propositions de deux grands éditeurs pour enfants de l'époque : Montparnasse Multimédia et Emme.

Face à deux propositions financièrement équivalentes, voire même plus avantageuses pour Montparnasse, nous, Eric, Marie et moi-même, nous sommes réunis pour établir une matrice d'analyse afin de nous aider dans notre choix. À l'époque, personne ne comprenait notre décision, et nous ne l'avons jamais expliquée publiquement. En réalité, nous avons tous voté pour Emme, car être édités par Montparnasse, malgré leur qualité, aurait signifié être noyé dans un océan de créations similaires. En revanche, collaborer avec Emme sur L'Album secret de l'Oncle Ernest représentait une opportunité d'accompagner Emme sur un nouveau segment haut de gamme, tout en exposant notre studio créatif au premier plan. Nous avons estimé à juste titre qu'Emme serait en mesure de relever ce défi.

Cette décision a rapidement propulsé Lexis Numérique au rang de partenaire majeur au sein d'Emme et dans l'industrie du jeu vidéo. C'est à ce moment-là que notre existence en tant que studio innovant a véritablement débuté, nous permettant par la suite de collaborer avec des géants tels que Disney (pour la licence) et Ubisoft.

Quelles étaient les raisons de la fermeture de Lexis Numérique ?

Dans sa quête de contrôle total sur ses créations et dans le désir de proposer des concepts aboutis aux éditeurs tout en conservant les droits sur les jeux développés, Lexis Numérique assumait seul les coûts des prototypes, souvent soutenu par le CNC qui fut un partenaire précieux. Tous nos bénéfices étaient réinvestis dans de nouveaux concepts. Lexis a également pris l'initiative de se lancer dans l'édition sur la plateforme Sony en publiant un premier jeu d'aventure, Red Johnson, qui a connu un excellent démarrage avec 1000 ventes en deux heures. Cependant, la plateforme a été piratée et mise hors service pendant plusieurs semaines, anéantissant ainsi nos espoirs de succès pour ce jeu.

Par ailleurs, nous avions également conclu un accord avec un grand acteur japonais du jeu vidéo, qui a décidé, après neuf mois de développement, d'interrompre son soutien en Europe en raison de la catastrophe de Fukushima, contraignant la majorité des entreprises japonaises à réduire considérablement leurs activités en dehors de leur territoire.

Face à ces défis, le studio, qui comptait alors environ 80 employés, a dû faire face à une situation financière difficile, et nous avons finalement été contraints de fermer nos portes en 2014.

Comment avez-vous vécu, humainement, cette épreuve ?

Comme de nombreux studios, nous entretenions des liens très étroits avec nos collaborateurs, certains ayant évolué avec nous pendant plus de vingt ans. Nous avons eu la chance de compter parmi nous de nombreux talents qui ont rapidement trouvé des opportunités professionnelles intéressantes. Certains ont même créé avec succès leur propre entreprise ou ont réussi en tant qu'auteurs.

Dans cette période difficile, nous avons veillé à ce que personne ne soit lésé. Nous avons fait de notre mieux pour accompagner nos collaborateurs dans cette transition.

Éric Viennot nous a malheureusement quittés l’année dernière des suites d’un cancer. Étiez-vous  toujours en contact et quel souvenir vécu avec lui aimeriez-vous partager ?

Eric nous a quittés brutalement et trop tôt. Marie et moi étions en contact régulier avec lui. Malgré la fermeture du studio, Eric a su rebondir rapidement en se consacrant à de nouveaux projets créatifs. Il a notamment participé activement, aux côtés de son fondateur Frédéric Chevalier, à la création de TheCamp, un lieu innovant à Aix-Marseille, à la fois sur le plan humain et technique. Il a également réussi à finaliser son dernier grand projet, l'écriture du livre L'homme qui parlait dans une langue inconnue, que nous vous invitons à découvrir.

Pour la plupart de ceux qui l'ont côtoyé, Eric restera dans les mémoires comme un artiste intransigeant, portant ses concepts jusqu'au bout, les peaufinant avec un dévouement sans faille pour les rendre brillants et accrocheurs, même lorsque la matière était complexe. Il était également un ami fidèle pour ceux qui le connaissaient, donnant généreusement de son temps pour partager son expérience et continuer ainsi à exercer son premier métier d'enseignant en arts plastiques.

Qu’avez-vous fait après l’aventure Lexis Numérique ?

Marie a rapidement embrassé sa passion pour la cuisine et est devenue une cheffe reconnue en France. Elle a ouvert trois restaurants à Aix-en-Provence.

Quant à moi, j'ai poursuivi en apportant mes compétences entrepreneuriales à différentes entreprises portant des concepts innovants et cherchant à se développer.

Que devenez-vous aujourd’hui ?

Un entrepreneur ne connaît pas de repos, il vit au rythme des cycles d'activité. En ce moment, j'essaie de profiter d'un moment de calme, même s'il est agréablement interrompu par des demandes de conseils ponctuelles.

Marie, quant à elle, continue de régaler les visiteurs de son restaurant principal, Les Petits Plats de Trinidad, à Aix-en-Provence.

Nous remercions chaleureusement les intervenants de notre série qui font de Rest In Play une chronique si particulière. Merci à eux pour leurs réponses et leur temps offert. Retracer l’histoire de leurs studios ne serait pas aussi enrichissant sans eux.

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