Pour ce deuxième article de notre chronique consacrée aux incipits de comics, poursuivons l’hommage à Superman en nous intéressant aux quatre premières planches de Red Son, qui donnent un intéressant aperçu de l’œuvre et de son ambition. Et en fait particulièrement à sa première planche, qui donner un intéressant aperçu des trois autres.

Il est peu probable que vous n’ayez jamais entendu parler de ce classique de 2003, scénarisé par Mark Millar, dessiné pour moitié par Dave Johnson assisté par Andrew Robinson à l’encrage (y compris les pages nous intéressant aujourd’hui) et pour moitié par Kilian Plunkett assisté par Walden Wong, coloré par Paul Mounts, et lettré par Ken Lopez.

Superman : Red Son est un elseworld, c’est-à-dire une publication ayant recours à des personnages et des situations d’une continuité bien connue, mais les plaçant en dehors de cette continuité, dans une aventure indépendante où toutes les surprises sont possibles. C’est bien tout l’intérêt de l’elseworld : on mobilise la connaissance que le lecteur peut avoir des éléments impliqués sans s’interdire aucun twist, aucune transformation radicale. Il n’est pas question pour une fois de rester dans l’espèce de temps immuable des continuités où chaque catastrophe sera réparée, chaque mort importante annulée, pour ménager la suite. Un personnage DC Comics peut s’allier à Spawn ou affronter un héros Marvel, vivre au XVIIème siècle ou dans l’Angleterre victorienne, devenir prêtre ou vampire, ou même – et c’est peut-être le plus étonnant – communiste.

Superman Red Son couverture

C’est bien sûr tout le concept de Superman : Red Son, qui imagine que le vaisseau de Kal-El s’échoue dans l’Ukraine soviétique de 1938 plutôt qu’au Kansas. Les implications pour l’univers de l’homme d’acier sont incommensurables : que deviennent alors Lois Lane, Jimmy Olsen, Lex Luthor, Batman, Wonder Woman, et plus globalement le monde. Si la transformation opérée est si formidable, c’est qu’elle prétend s’appuyer sur un changement aussi mineur que douze heures de rotation terrestre. À douze heures près, Superman était Américain, et évoluait tel qu’on le connaît. Ces douze petites heures suscitent mille questions et une mini-série naturellement très ambitieuse.

Dès lors, les possibilités pour l’incipit sont nombreuses, de l’entrée subtile dans ce monde si familier et pourtant si exotique au carton explicatif pour nous en donner toutes les clefs. D’un côté, difficile d’imaginer qu’un lecteur de Red Son n’en connaisse pas le pitch, même au moment de la sortie, du fait de la médiatisation autour de sa publication « prestige » et d’une couverture montrant explicitement un Superman grisâtre arborant la faucille et le marteau sur son costume au lieu du traditionnel S. De l’autre, Red Son ne comporte jamais que trois fascicules, et son ambition n’est donc pas compatible avec une trop grande lenteur…

Manifestement, la subtilité n’intéressait pas Mark Millar.

Superman Red Son planche 1

Le comics commence par deux récitatifs, concrétisant la voix-off d’un personnage ne disant pas son nom, mais dont il est évident avant même d’en lire le moindre mot qu’il s’agit de Superman, grâce au fond rouge et aux lettrines « à la soviétique ». Une manière intéressante de créer d’emblée un contraste avec le Superman de la continuité, tout en conservant son code chromatique.

Ces récitatifs donnent malgré tout les informations de temps et de lieu attendues, en plaçant l’action « au milieu des années 1950 », et en annonçant que les vignettes à venir feront le lien entre Metropolis et la Californie. C’est sans doute assez regrettable, l’image d’Eisenhower sur la deuxième planche, ajoutée aux rapides évocations des technologies et de la mode d’alors constituaient un repère temporel suffisant pour un lecteur auquel on ne fait pas confiance pour raccrocher les wagons, et auquel il faut bien préciser que les rumeurs sur l’apparition de Superman circulent une vignette avant qu’on ne les voie circuler, et pour les quatre prochaines planches…

Heureusement, le récitatif livre deux informations importantes : la première, c’est que Superman parle d’un futur qu’il dit « lointain ». Cette fois, l’absence de précision crée du mystère, l’homme d’acier s’exprimant comme s’il parlait d’un véritable futur de science-fiction, mais le lecteur ne sait pas au juste si l’énonciation se fait depuis les années 1980 ou 2200. Il comprend cependant que Red Son se déroulera sur une temporalité longue, et que manifestement au moment où le récit se fait, Superman est toujours communiste, et est donc bien vivant. Par ailleurs, cela suggère qu’alors qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années, que ses pouvoirs étaient encore en train de se développer, qu’il n’était pas connu aux États-Unis, et que sa fidélité à l’Union Soviétique était sans faille, il prêtait déjà attention au reste du monde, ce qui présage d’une ouverture d’esprit très éloignée de la fermeture patriotique qu’il manifeste si souvent.

Au fond, quand il vit des aventures américaines, il ne s’intéresse qu’aux États-Unis, mais qu’on lui fasse vivre des aventures russes, et celles-ci doivent forcément impliquer de façon centrale l’Amérique du Nord… Bref.

Par ailleurs, ces récitatifs permettent à Superman d’apparaître comme le narrateur de l’histoire, un narrateur relativement omniscient si l’on en croit à la fois ce qu’ils contiennent et l’étendue des informations que l’homme d’acier introduit. Il s’agit en fait davantage d’une facilité narrative que d’une manière de nous dire que toute l’histoire sera racontée par Superman. Bien sûr, Millar n’a pas du tout l’intention de jouer sur les effets de narrateur non-fiable (« incertain ») ou même d’adopter strictement (et finement) ce point de vue omniscient et pourtant interne. Mais les moments où le véritable narrateur omniscient (qui n’est pas personnifié) nous montre des éléments que Superman ignore sont tellement rares que l’on s’autorise à croire qu’il n’aurait pas été si difficile pour Millar d’assumer une idée qu’il était le premier à suggérer, et qui aurait renforcé le questionnement sur le statut quasi-divin de Superman.

La première vignette, en splash page, recouvre de façon verticale la moitié de la première planche, dans l’idée de montrer les gratte-ciels d’une métropole. Le regard se rapproche, pénètre le penthouse, et y découvre Lois Lane, au lit avec un homme, décrochant le combiné pour parler à son « chief », Perry White.

C’est le moment de vous poser une question : dans une Metropolis sans Superman, que feriez-vous de Lois Lane, toujours personnage secondaire et toujours journaliste au Daily Planet, pour amuser et intriguer le lecteur ? Plus précisément, en la mariant ? Je suis à peu près sûr que vous auriez tous absolument la même idée : l’imaginer en épouse de Luthor. Ce n’est pas parce que tout le monde aurait la même idée qu’elle est mauvaise, et je pense même que Millar l’exploite très correctement dans l’ensemble, mais montrer Lane, dans un penthouse, avec un homme dont on devine la rousseur, c’est déjà nous livrer plus d’indices qu’il nous en faut. Alors que sa première réplique au téléphone soit « Lois Lane. Je veux dire Luthor. Lois Luthor. », n’est-ce pas tellement insister sur la transformation qu’elle en perd toute finesse et toute saveur ?

Superman Red Son Planche 7

D’autant – et j’ai eu du mal à le croire moi-même en le constatant – que quelques planches plus tard, on a exactement la même vue aérienne de Metropolis, avec un récitatif précisant « Appartement du Dr. Luthor », avant une vignette où Lois et Luthor (que l’on a tous les deux vus séparément dans les pages précédentes) dialoguent en s’appelant « Love » et « Darling ». À croire que le scénariste et le dessinateur de la planche 7 ne connaissaient pas la planche 1, et vice-versa… En fait, cela donne plus exactement l’impression que Millar et Johnson avaient imaginé deux incipits (et en effet la planche 7 aurait été un incipit tout à fait satisfaisant, et très intrigant), et que ne sachant lequel employer, ils avaient utilisé les deux, les séparant de quelques planches seulement pour que le procédé ne paraisse pas trop évident…

Comme vous avez pu le constater, la séquentialité se veut « cinématographique ». Les quatre vignettes évoquent très explicitement le travelling d’une caméra, se déplaçant de l’extérieur de Metropolis au toit de l’appartement de Luthor, puis à la chambre du penthouse, pour se rapprocher du téléphone qui sonne, puis montrer Lois répondre à côté de Lex endormi. Le récitatif de pensée de Superman est ainsi proprement une voix off, que l’on imagine très bien débuter le film. Même l’onomatopée « BRRRIIIIINNNNNGGG » est cinématographique, en ce qu’elle interrompt le regard de la caméra sur la ville pour capter son attention, et l’attirer progressivement auprès des personnages. Et cet aspect est renforcé par la taille identique des six vignettes à côté de la grande vignette verticale, qui veut probablement faire penser aux images défilant sur la pellicule.

Superman Red Son incipit planche 2

Incipit, planche 2

Il est bien sûr difficile de juger de l’efficacité d’un procédé séquentiel, qui peut parler différemment à l’imagination de différents lecteurs, mais on peut considérer que cela veut ici tellement ressembler à du cinéma que cela rappelle qu’on n’est pas devant un film, que séparer six vignettes au bord épais par un large espace inter-iconique blanc n’est pas la meilleure manière d’effacer la rigidité du neuvième art pour créer un mouvement du regard naturel. Cela fonctionne mieux sur la deuxième planche quand il s’agit de montrer dans chaque case la réaction d’un groupe de personnes différent, évidemment, une séparation nette marque mieux le cut que le travelling… D’autant que dès la quatrième des six vignettes, le contre-champ casse la tentative de travelling sans changement de procédé séquentiel, puis que les deux vignettes finales montrent Perry White de trois quarts, avec un meilleur aperçu de son profil gauche, puis tout à fait de profil – le droit cette fois. Millar et Johnson semblent chercher à tout prix à insuffler du dynamisme à l’image, sans réelle maturité séquentielle ou même intelligence du neuvième art, ce que les trois planches suivantes confirment d’ailleurs.

Superman Red Son incipit planche 3

Incipit, planche 3

Comme on l’a dit, des vignettes de taille égale, aux bords noirs épais et nettement séparés par un espace inter-iconique blanc ont soudain une valeur différente selon qu’elles se trouvent sur la première planche ou la deuxième. Puis sur la troisième planche, un travelling vers une télévision n’occupe cette fois que les trois premières vignettes (l’agent de police apparaissant à la télévision ayant exactement la même posture sur les trois), la quatrième planche nous déplaçant soudain à Smallville, avant que la tête de Martha Kent ne tente d’occuper le peu d’espace qu’il reste en bas de page pour une subtile référence à Jonathan (au cas où le panneau « Kent Hardware », l’image d’une petite vieille et la mention du Kansas n’étaient pas assez explicites). Sur la quatrième planche, le fond est soudain noir, et la nouvelle évocation de réactions diverses se fait par trois vignettes de tailles différentes, disposées sans aucune symétrie sur une planche où elles recouvrent et sont recouvertes plus ou moins partiellement par des images télévisées, elles aussi de tailles diverses.

Superman Red Son incipit planche 4

Incipit, planche 4

Cela donne une impression de foisonnement, de surcharge iconique, naturellement paradoxale étant donné le peu d’informations véhiculées, la volonté d’épure manifestée par l’absence fréquente d’arrière-plans, certaines physionomies à la limite du croquis et un espace extra-iconique très marqué (et blanc). S’il est difficile de résoudre la contradiction, j’émettrais l’hypothèse d’une maladroite tentative de pasticher un expressionnisme millerien (pour ne pas juste émettre l’hypothèse d’une faiblesse artistique, également possible). Chez Miller aussi, la séquentialité et les plans pouvaient être considérées comme « cinématographique », et une relative hétérogénéité pouvait être considérée dans les procédés, par exemple dans le traitement des arrière-plans, parce que le graphisme est chez lui pleinement soumis à l’exigence d’efficacité expressive. S’il peut mieux exprimer une idée en procédant par grossissement, simplification, élimination, ou au contraire surcharge chromatique et iconographique, il n’hésitera pas. Or dans ces planches de Red Son, on ne voit pas d’idée sous-jacente que l’hétérogénéité des choix graphiques pourrait mieux rendre, et celle-ci apparaît davantage comme l’inconstance artistique d’une équipe trop éprise d’ « effets » pour s’assurer de leur donner signification et fluidité que comme une volonté artistique pleinement affirmée.

L’incipit de Red Son est passionnant parce qu’il montre à quel point un incipit peut être mauvais quand il ne sait pas ce qu’il veut. Veut-on ici nous immerger dans cet univers ou nous inonder de fan service ? L’approche est-elle documentaire, ou se concentre-t-elle sur les transformations qu’ont subis les personnages connus ? Veut-on nous faire découvrir Superman de l’extérieur ou de l’intérieur ? Le dessin est-il dépouillé, baroque, minimaliste ? S’il veut créer une ambiance terne de Guerre froide par ses couleurs grisées, pourquoi ces concessions à des couleurs trop franches ? Cherche-t-on à affirmer une cohérence artistique (par-delà la franche laideur des dessins), ou s’agit-il simplement de caler le plus d’informations possibles (même redondantes) sur des pages perçues comme pur matériel plutôt que comme support esthétique ?

Ces défauts cristallisent les errements de Superman : Red Son, un comics qui ne sait pas trop ni toujours s’il a ou non une vocation politique, s’il peut associer l’influence de Grant Morrison (côté méta, érudition par rapport à l’univers DC, vision cyclique…) à une aventure très grand public, à quel point il peut oser remodeler ses personnages, et donc quel équilibre entre références et détournements de références il peut viser… et qui est pourtant si certain de son génie qu’il ne voit pas ce qui le sépare du Dark Knight de Miller auquel il croit ressembler. En nous prévenant de ce qu’il ne faut pas chercher dans Red Son, l’incipit remplit pourtant très bien son rôle, en ce qu’il pose son concept formidable et en annonce l’exploration sous toutes les coutures, promettant pleine satisfaction (auto-)référentielle à ses lecteurs... Sur seulement trois fascicules, on peut estimer que c’est déjà beaucoup.

Superman Red Son issue 1 ending

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