Le Comics Code est une notion à part entière de l’histoire des comics. S’il est désormais abandonné, il a néanmoins été (plus ou moins) appliqué durant de nombreuses décennies chez tous les éditeurs mainstream. La rédaction de Superpouvoir vous propose via une longue série d’articles de revenir sur cette histoire aux rebondissements multiples. Après la publication du livre de Frederic Wertham, une commission sénatoriale concernant la sécurité des jeunes enfants se met en place.
Épisodes précédents
- Partie 1 : L’état des lieux à la fin de la guerre
- Partie 2 : Les Crime Comics et les comics d’horreur
- Partie 3 : L’étrange docteur Frederick Wertham
- Partie 4 : Une ébauche de code et la tragique histoire de la famille Gaines
- Partie 5 : Les comics EC : du crime vers l’horreur
- Partie 6 : Harvey Kurtzman et la course au titre le plus trash
- Partie 7 : l’émergence de la contre-culture et la naissance de Mad Magazine
- Partie 8 : La séduction de l’innocent
La politique de la chaise vide
Les premières auditions de la commission débutent en Avril, soit quelques mois à peine après la publication du livre de Wertham. Si cette dernière explore plusieurs pistes consacrées à ce thème, trois journées sont exclusivement dédiées aux comic books.
Wertham est bien évidemment convoqué en tant qu'expert et il ne fait bizarrement face à aucune opposition. Aucun éditeur ne veut en effet prendre le risque de se retrouver devant Kefauver et son jury, terrifiés par la réputation du personnage et de l'ardeur avec laquelle il mène ses interrogatoires. De fait, ils ne veulent tout simplement pas se retrouver dans la peau d'accusés et préfèrent ne pas attirer l'attention sur eux, estimant qu'avec le temps les choses finiront (comme en 1948) par se tasser. Une seule personne est persuadée de faire pencher la balance en sa faveur : Bill Gaines. Il rend visite à Harry Donenfeld, le président de National (DC Comics) et consorts afin d'essayer d'organiser une riposte commune durant les auditions mais se fait rapidement rembarrer pour les raisons évoquées plus haut.
Les journées d'audition se passent mal et l'ambiance est tendue, surtout pour les quelques défenseurs de l'industrie. Les témoignages des psychologues en faveur des comic books sont tous rejetés en bloc car considérés comme partiaux. En effet, ces derniers font quasiment tous partie du comité de surveillance de National et ils se voient, selon Kefauver, incapables d'émettre un jugement qui ne soit pas biaisé par leur appartenance à la compagnie de Donenfeld. Un autre exemple flagrant : lorsque Monroe Froehlich Jr (un des directeurs de vente de Timely) se présente devant la commission les bras chargés de contre-exemples et de comics "vertueux" soigneusement sélectionnés par Goodman, il se fait immédiatement envoyer au tapis. Alors qu'il est en train de faire aux membres du comité l'apologie de leur Bible Comic, un de ces derniers lui présente sous le nez un magazine de la firme dans lequel il dénombre pas moins de "treize morts violentes".
Un entretien tragique
Le jour où Gaines est convoqué, ce dernier décide de prendre des relaxants afin de pouvoir affronter les interrogatoires musclés de Kefauver et Wertham. Mais malheureusement pour lui, les débats prennent beaucoup de retard et les effets des comprimés s'annoncent dévastateurs. Lorsqu'il se présente devant les sénateurs Gaines est complètement neurasthénique ! Confus, mal à l'aise et incapable de trouver ses mots, il ouvre la porte grande ouverte à Wertham et à ses attaques. Celui-ci commence d'ailleurs par sortir de son contexte une phrase tirée de Crime SuspenStories dans laquelle il a relevé des connotations méprisantes envers les Mexicains. La morale de l'histoire était en réalité de dénoncer le racisme mais Gaines ne trouve pas les arguments pour lui répondre. L'audition prend finalement un tour dramatique lorsque l'un des membres de la commission demande à Gaines si celui-ci pense pouvoir tout publier et s'il a une limite. Lorsque l'éditeur lui répond que sa seule limitation est celle du bon goût, Kefauver sort alors une couverture (signée Johnny Craig) de Crime Suspenstories où l'on peut voir au premier plan une tête de femme décapitée tenue par un personnage tenant une hache ensanglantée, le corps sans tête gisant à l'arrière-plan. Montrant bien la couverture à toute l'audience (et à la presse), il lui demande s’il estime que cette couverture est de "bon goût". Gaines répond "oui" sans hésiter, mais "uniquement pour un comics d'horreur". Il avance alors des arguments comme quoi il n'y a pas d'éclaboussures de sang, que le cou tranché de la victime est hors cadre mais le mal est fait et la presse ne retient bien évidemment que sa réponse qui s'étale dès le lendemain à la une des journaux. Le pire dans cette histoire, c'est que selon toute vraisemblance, la couverture du magazine avait déjà été retravaillée avant sa publication car jugée trop malsaine par Gaines. Il avait demandé à Craig de revoir sa copie car celui-ci avait incorporé sur l'illustration de couverture tous les éléments cités par l'éditeur lors de sa défense.
Gaines devient aux yeux du grand public un éditeur irresponsable et dangereux qui vient en une seule réponse de décrédibiliser la totalité de l'industrie ! Il réalise d’ailleurs dès le lendemain l'effet dévastateur de son audition en voyant ses propos déformés dans les journaux à côté d'une reproduction de la couverture de son magazine. Complètement démoralisé, il se terre chez lui pendant trois jours victime de terribles crampes d'estomac.
Commission Kefauver : la conclusion
Lors de la dernière journée d'audience, en Juin 1954, la commission Kefauver en arrive pourtant à la conclusion qu'il est impossible, en vertu du premier amendement, de légiférer sur une quelconque interdiction. Elle engage néanmoins vigoureusement les éditeurs à mettre en place un organisme d'autorégulation afin de leur permettre de contrôler le "bon goût" de leurs publications et de permettre aux diffuseurs et aux vendeurs de savoir si les comics qu'ils vont installer dans leurs stands répondent à certains critères de moralité. L'ensemble des éditeurs n'a plus le choix et le 17 Août 1954, la Comics Magazine Association of America (CMAA) voit le jour. Elle siège pour la première fois quelques semaines plus tard et élabore ce qui va devenir le Comics Code.
Elle est présidée par John Goldwater, le président d'Archie Comics, tandis que Jack Liebowitz tient le rôle de vice-président. L'organigramme est complété par Martin Goodman (secrétaire) et Leon Harvey de Harvey Comics (trésorier). Contrairement à l'APMP de 1948, la quasi-totalité des éditeurs, poussés par la crainte de ne plus être distribués, adhèrent à l'association. Il y a tout de même trois exceptions de taille : Dell, qui représente pourtant presqu'un quart du marché des ventes de comic books à elle toute seule mais qui s'est dès le départ désolidarisée totalement des autres éditeurs en invoquant une différence de ton et de contenu; Gilberton et ses Classics Illustrated pour les mêmes raisons et, bien évidemment, EC.
Dans les prochaines parties, nous vous dévoilerons le Comics Code dans son intégralité traduit en français.