Emilia se retrouve seule, retenue prisonnière dans une habitation d'une ville côtière mystérieuse aux habitants aussi discrets qu'inquiétants. Son seul lien avec l'extérieur : un téléscripteur qui lui permet de communiquer avec le capitaine du bateau sur lequel elle voyageait. Le vieux loup de mer est lui aussi retenu quelque part dans la cité. Vont-ils réussir à se libérer ? Que vont-ils découvrir sur leur lieu de captivité et surtout sur eux-même et leur relation ? Ce sont les sujets de La Cour des abysses, roman d'Alex Nikolavitch et Camille Salomon, à l'ambiance très lovecrafienne (Quoi ? Vous avez pensé à Innsmouth en lisant le résumé ? Comme c'est étonnant !). Si Alex Nikolavitch ne vous est sûrement pas inconnu (c'est un fidèle de Superpouvoir.com que vous pouvez retrouver ici ou ici ), Camille Salomon, correctrice et romancière, vous est sans doute moins familière. L'occasion est donc trop bonne pour aller à leur rencontre.

Superpouvoir : Comment est né La Cour des abysses ?

Camille Salomon : La Cour des abysses est né du confinement forcé à cause de la crise du Covid. Début mars 2020, nous étions enfermés et je me demandais, comme beaucoup d’autres, si l’ennui n’allait pas finir par me rattraper. Puis, deuxième réflexion, je me suis dit que c’était peut-être une occasion pour écrire.

Camille Salomon

Alex Nikolavitch : J'étais en panne d'écriture, je travaillais sur L'Ancelot avançait en armes, mon deuxième roman arthurien, et j'étais arrivé à un passage difficile. Le contexte ne m'aidait pas. En échangeant par mail avec Camille, il y a des idées qui ont fusé, un peu par jeu au départ. Petit à petit, ces bouts d'histoire qu'on s'envoyait sur des personnages confinés ont fini par se structurer. On s'est pris au jeu.

Camille : Chaque jour, on s’écrivait un mail avec un pan d’histoire, comme un cadavre exquis, sans savoir dans quelle direction l’autre allait emmener les personnages. L’intrigue s’est construite ainsi.

Comment s’est passé l’écriture à deux ? Comment vous êtes-vous partagé le travail ? Avez-vous retiré de cet exercice des enseignements personnels sur vos écritures respectives ?

Camille : Au début, ça a commencé par un échange de mails et dans le roman, c’est un échange épistolaire. Au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire, on a commencé à davantage dialoguer sur la construction du texte. On sentait que ça devenait concret, un « vrai » roman. J’ai gardé la voix féminine, Alex les voix masculines, on s’est mis d’accord sur les directions à prendre, les points à aborder et on a continué d’écrire l’histoire par échanges de mails.

Alex : J'ai déjà travaillé en coécriture dans le passé, mais c'était sur des albums de BD, où on avait déterminé une structure, où l'on se partageait des listes de scènes à l'issue de réunions de travail. Là, sur La Cour, c'était forcément plus organique, un ping-pong où chacun rebondissait sur les idées de l'autre, en essayant de le surprendre, de le mettre en difficulté, parfois. C'est seulement à la toute fin de la première partie qu'on a commencé à discuter d'une direction générale, et qu'on a été amenés à faire un peu de tri dans toutes les idées qu'on avait lancées. Ce processus particulier ne m'est pas habituel. Lorsque j'écris, je mets en place dès le début une structure plus ou moins rigide, un séquencier, c'est une méthode qui me vient du scénario de BD. Là, avancer presque à l'aveuglette, c'était nouveau pour moi. J'ai tenté depuis de faire tout un roman comme ça, Les Exilés de la plaine, qui sort en août, en me lançant avec seulement une direction générale et deux trois envies fortes pour le récit. C'est très libérateur.
Par ailleurs, comme La Cour a de gros éléments de romance, et que c'était justement là-dessus que je bloquais dans L'ancelot, et que Camille me poussait vers une écriture beaucoup plus incarnée (on a lu tous les deux les romans l'un de l'autre, on se connaît assez bien dans nos tics d'écriture), j'ai appris pas mal de choses qui m'ont servi depuis.

Alex Nikolavitch

Camille : Me concernant, j’ai vraiment réalisé que l’aspect psychologique des personnages me plaisait énormément. Leurs travers surtout. J’avais déjà abordé ce type d’écriture avec Maman n’est pas une étoile (Scrineo) en parlant du deuil. Faire des recherches sur les maladies qui s’attaquent au mental m’aura permis d’écrire Pluie Rose (Inceptio). La « folie », terme que je trouve vulgaire, me passionne, dans tout ce qu’elle représente et dans tout ce qu’elle évoque dans l’esprit des gens.

Couverture de Maman n'est pas une étoile de Camille Salomon, un roman qui aborde le deuil chez les adolescents (Scrineo)

Quelle est votre relation personnelle avec la figure de Lovecraft ?

Alex : Lovecraft, ça a été un choc esthétique et philosophique à l'adolescence, un auteur sur lequel je suis revenu plusieurs fois depuis, au point que j'ai directement travaillé sur sa vie et son œuvre depuis : j'ai écrit pas mal d'articles à son sujet, j'ai écrit sa bio en BD, j'ai participé à la traduction de la somme de S.T. Joshi le concernant et à celle de plusieurs de ses nouvelles, au point que j'ai l'impression de vivre avec lui en quasi permanence depuis dix ans et la sortie de Eschatôn, mon premier roman qui, même si c'est un genre de space opera, contient de gros éléments lovecraftiens. Et mon autre roman chez Leha, Le Dossier Arkham, se déroule carrément dans son univers. Ou en tout cas dans une version assez parodique de celui-ci. Sans que ce soit une idole, d'ailleurs. Le bonhomme avait ses travers, ses côtés obscurs, dont j'ai conscience. Mais les grandes mythologies émergentes du vingtième siècle m'ont toujours fasciné, et il est au coeur de ça à plein de niveau. Jouer avec ses codes, surtout pour les détourner, c'est à la fois ludique et très intéressant.

Couverture d'Howard P. Lovecraft : Celui qui écrivait dans les ténèbres, la bio BD de Lovecraft par Alex Nikolavitch (21g).

Camille : Lovecraft m’a ouvert (comme King), durant mon adolescence, les portes de l’horreur. Je n’aime pas l’homme qu’il était, je n’ai aucun point commun avec lui ou ses idées, mais lui et moi partageons tout de même quelque chose : des monstres tapis dans l’esprit. Il a réussi à faire vivre par l’écrit tout ce qui le rongeait à l’intérieur, même si cela ne l’aura pas aidé à vaincre ses propres démons. J’admire sa liberté d’expression dans ses romans, le courage qu’il a eu d’ouvrir la porte aux monstres. J’aimerais vraiment pouvoir lâcher les miens avec la même intensité, la même étrangeté.

Les femmes et la romance sont des aspects très peu présents dans l’œuvre de Lovecraft. Comment avez-vous appréhender le fait de les insérer dans le cadre finalement assez codifié d’une œuvre d’inspiration lovecraftienne ?

Alex : C'est justement ça qui était intéressant. C'est un détournement, une réappropriation des codes, une exploration de leurs limites. C'est le même jeu auquel je me livre lorsque je reprends les personnages de Peter Pan ou que je réinterprète la légende arthurienne. C'est même ce qui m'intéresse lorsque j'écris des biographies : dépasser les légendes, jouer avec, quitte à les écorner un peu.

Camille : La femme est aujourd’hui à la fois partout et nulle part, présente mais pas assez. La mettre au premier plan d’un roman qui concerne son œuvre, c’est aussi faire un pied de nez à sa misogynie. Et l’amour est un thème universel, peu présent en horreur ou dans la littérature pulp ; des œuvres où la femme joue souvent un rôle mineur quand elle n’est pas totalement objetisée. Ça dépoussière des genres très codifiés et c’est ce qui fait l’originalité de ce roman.

Dans le crossover Planetary/The Authority, Warren Ellis rendait compte de l'image très antipathique de Lovecraft, notamment lorsqu'il parle de ses tantes et des femmes en général (DC/Wildstorm). 

Quels sont vos prochains projets dans les domaines de l’imaginaire ? Est-ce que certains d’entre eux se feront ensemble ?

Alex : Là, j'ai un projet autour de Lovecraft (encore !) mais c'est un essai, pas une fiction. On est, avec la dessinatrice Odrade, en train de finir une BD autour de l'affaire Roswell (Sans aliens ! Encore un détournement de mythe, tiens, quand j'y pense) et j'ai attaqué le troisième tome de ma trilogie arthurienne, qui explorera la figure de Perceval et bouclera le cycle. Quant à retravailler avec Camille, on a déjà des notes pour un projet dans un autre style. Impossible de dire quand ça se fera, mais de toute façon, ce sera avec plaisir.

Camille : J’ai plusieurs romans à paraître, dont Pluie Rose, aux éditions Inceptio, qui est dans la lignée de La Cour. Il aborde l’horreur, les maladies mentales et l’écologie. Et je travaille sur plusieurs projets secrets, en lien avec l’imaginaire, pour 2024 ! Patience !

Alex a déjà répondu à notre question rituelle (mais tu peux tout de même y répondre si le cœur t’en dit), mais pas Camille : si tu avais un super pouvoir, quel serait-il ?

Camille : La téléportation, sans hésiter ! Pour faire mes pauses café dans les tropiques et mes sessions d’écriture dans des manoirs victoriens !

Alex : Je sais même plus ce que j'avais répondu, tiens. Sans doute un truc autour de Madrox l'homme multiple. Je fais trop de trucs à la fois. Beaucoup trop.

Merci à vous deux pour vos réponses.

On l'a dit, Camille Salomon est correctrice et romancière. Outre La Cour des abysses, on lui doit aussi les romans d'imaginaire Symbiose (un récit fantastique dans le Paris de l'Expo Universelle de 1900) et le nouveau Pluie rose (une fable d'horreur écologique sortie le 12 juillet), tous deux chez Inceptio. Vous pouvez suivre son actualité sur son site Internet https://camillesalomon.fr/

Outre son travail autour d'Howard Phillips Lovecraft (Howard P. Lovecraft, celui qui écrivait dans les ténèbres, éditions 21g, 2018; Le Dossier Arkham, éditions Leha, 2020), Alex Nikolavitch est aussi l'auteur d'une trilogie arthurienne dont deux tomes sont déjà parus (Trois coracles cinglaient vers le couchant, Les Moutons Électriques, 2019; L'ancelot avançait en armes, Les Moutons Électriques, 2022). Il publiera également en août prochain Les Exilés de la plaine (Les Moutons Électriques, 2023). Vous pouvez également suivre Alex sur son blog, la Nikolavitch War Zone.

La Cour des abysses, d'Alex Nikolavitch et Camille Salomon, 176 pages, 18,00 €, Éditions Leha. Sortie le 23 mars 2023.

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