Ça n'a l'air de rien vu de France, où le syndicalisme est plutôt accepté, mais la création du syndicat Comic Book Workers United par des employés d'Image Comics est un véritable évènement dans l'industrie des comics US.

De la difficulté de créer un syndicat aux États-Unis

En France, faire parti d'un syndicat peut être relativement banal, même si les chiffres du syndicalisme sont plutôt bas. Aux États-Unis,  en revanche, il s'agit d'un véritable parcours du combattant. Si, après le Krach de 1929, le président Roosevelt avait renforcé le poids des unions de travailleurs, dès l'après-guerre, les offensives législatives républicaines et patronales ont largement affaiblies les pouvoirs des syndicats, vus comme des "nids à communistes".

Ainsi, pour pouvoir monter un syndicat dans une entreprise, il faut que la demande soit soutenue par au moins 30% de la masse salariale auprès de l'agence nationale des relations professionnelles (National Labor Relations Board). Soit l'employeur ratifie cette demande de façon volontaire, soit le N.L.R.B. organise un référendum où l'ensemble des employés doit entériner ou non la création du syndicat. C'est ce que l'on a vu récemment avec le cas de l'entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama. Durant ce référendum, l'employeur peut s'exprimer sur le sujet et ne s'en prive souvent d'ailleurs pas. Amazon a ainsi engager un cabinet de conseil antisyndical pour encourager ses salariés à refuser la création du syndicat, ce qu'ils ont d'ailleurs fini par faire en mars dernier.

Il faut dire aussi que les syndicats ont mauvaise presse chez les travailleurs américains. Gérant en plus les caisses de protection sociale et médicale, les organisations syndicales sont souvent vues comme des structures corporatistes qui ne font que veiller aux privilèges de leurs membres.

Un ras-le-bol généralisé

La création d'un syndicat est donc loin d'être une formalité. Parvenir à monter Comic Book Workers United est déjà en soi un exploit pour ses huit initiateurs (Ryan Brewer, Leanna Caunter, Marla Eizik, Drew Fitzgerald, Melissa Gifford, Chloe Ramos, Tricia Ramos, Jon Schlaffman et Erika Schnatz). La relative petite taille d'Image Comics explique sans doute ce succès, mais surtout, le ras-le-bol généralisé qui semble poindre dans l'entreprise, notamment au travers de la déclaration d'intention de la nouvelle structure : "Depuis des années, les travailleurs de l'édition de comic books s'efforcent de soutenir les créateurs et de ravir les lecteurs. Malheureusement, dans le même temps, nous avons également vu ce travail être considéré comme, au mieux, acquis, au pire, exploité. Garder la tête hors de l'eau était déjà la nouvelle norme avant la pandémie et, depuis son apparition, on attend de nous que nous assumions des charges de travail encore plus importantes, avec toujours moins de ressources."

Une résultante des licenciements opérés par Image Comics en juillet de l'année dernière. Quatre des 24 employés avait été ainsi remerciés après la pandémie de COVID-19, laissant leurs collègues avec une charge de travail supplémentaire. Des conditions qui ont accéléré la création du C.B.W.U. : "Nous aimons ce que nous faisons. Mais aimer ce que l'on fait ne signifie pas que l'on ne peut pas ou que l'on ne doit pas demander des améliorations de ses conditions de travail. C'est dans cet esprit et avec beaucoup d'espoir pour l'avenir d'Image Comics, et de l'industrie de la bande dessinée en général, que nous annonçons notre intention de former un syndicat et de demander une reconnaissance volontaire."

Le syndicat a donc demandé à Image Comics d'être reconnu afin d'être le seul interlocuteur pour les négociations à venir. Image s'est d'abord contenté d'une réponse neutre et laconique ("Image a toujours cru au traitement juste et équitable de son personnel et s'est toujours efforcée de soutenir ses employés au mieux de ses capacités." ) avant de faire savoir qu'il ne reconnaîtrait finalement pas volontairement ce nouvel acteur. Une élection devra être organisé parmi tous les employés pour approuver la création de ce nouveau partenaire social.

Un premier pas vers de meilleurs conditions de travail

L'union nouvellement créée peut cependant compter sur un soutien de poids en la personne de Jim Valentino, l'un des sept fondateurs de la maison d'édition et membre du conseil d'administration. "Plusieurs mois après le début de nos efforts de syndicalisation, Jim Valentino a fait un commentaire sur les médias sociaux pour célébrer les réalisations du syndicat. C'est à ce moment-là que nous avons su que cela pouvait fonctionner." Les fondateurs et la philosophie derrière Image sont d'ailleurs mis à contribution moralement : "Au cours des premières étapes de l'organisation, nous nous sommes inspirés des fondateurs d'Image Comics. Leurs désirs d'autodétermination et de traitement plus équitable dans l'industrie qu'ils aimaient et qu'ils ont aidé à faire prospérer sont aussi nos désirs."

Si C.B.W.U. n'est donc pas encore reconnu, le syndicat a, malgré tout, plusieurs revendications à porter, qui viennent à confirmer que les conditions de travail chez Image sont plutôt floues et tendues depuis un an et le licenciement des quatre employés. Le C.B.W.U. estime ainsi que la qualité des livres produits par Image pourrait se dégrader si de nouvelles embauches ne sont pas à l'ordre du jour. Le syndicat propose également que cette augmentation de la masse salariale s'accompagne d'un plan sur le long terme pour en favoriser la diversité et la mixité.

Parmi les autres propositions, on peut retenir la mise en place  d'une évaluation annuelle pour chaque poste (afin de valoriser le salaire des employés qui ont étendu leurs champs d'action ou pour évaluer la nécessité d'embaucher) et la création d'une réunion mensuelle afin que chaque service soit au courant de ce ce que font les autres et de créer une véritable culture d'entreprise.

Le syndicat demande également une plus grande transparence dans les salaires, les attentes de l'employeur et les possibilités d'évolution au sein de l'entreprise, notamment en favorisant la promotion interne plutôt que le recrutement à l'extérieur. Un effort est également demandé en ce qui concerne le télétravail où il semble que certains employés supportent seuls les coûts supplémentaires induits par ce mode de travail.

Enfin, citons la dernière revendication qui pourrait avoir une véritable influence sur le catalogue d'Image, "l'ajout d'une option de vote collectif permettant d'annuler immédiatement la publication de tout titre dont le ou les créateurs ont été reconnus coupables d'abus, d'agressions sexuelles, de racisme et de xénophobie, d'homophobie, de transphobie, d'antisémitisme, d'islamophobie, de discrimination fondée sur la capacité physique, etc. jusqu'à ce que lesdits créateurs aient entrepris des réparations significatives envers la ou les personnes concernées."

Et les artistes dans tout ça ?

Si la création de ce syndicat se concrétise et s'avère efficace, on peut penser et souhaiter que cela pourrait donner des idées à d'autres et que le mouvement pourrait faire tâche d'huile. Les employés de DC Comics, durement touchés par les récentes charrettes organisées par la fusion AT&T/Warner et certainement pas à l'abri d'en connaître d'autres avec le futur passage sous l'aile de Discovery, pourraient être tenté par l'aventure, par exemple. Et pourquoi pas chez Marvel également. Néanmoins,  comme on l'a vu, le chemin est loin de la coupe à la bouche et tout est fait, aux États-Unis, pour décourager ce genre d'initiatives. Et si l'on ne parlait jusqu'ici que des employés des maisons d'éditions qui encadrent la création, c'est encore plus vrai pour les artistes eux-mêmes.

Scénaristes et illustrateurs sont, dans leur immense majorité, des travailleurs indépendants (des freelances). Ce statut les placent dans la situation où ils ont, à la fois, le plus besoin de s'organiser et le moins de possibilité de le faire. Le plus besoin, car les conditions de travail des freelances sont pour le moins compliqués : insécurité du travail, sous-rémunération, retards de paiements, non-reconnaissance de leurs droits d'auteurs, difficultés d'accès aux soins et autres services sociaux, la liste est plutôt longue. Encore récemment, le scénariste Ed Brubaker avait mis les pieds dans le plat en évoquant le fait que son cameo dans le film Captain America : le Soldat de l'Hiver lui avait rapporté plus d'argent que la création du personnage qui était le sujet principal du long-métrage. À l'heure où les comic books rapportent des milliards de dollars à l'industrie cinématographique, ceux qui les produisent ne reçoivent ainsi qu'une infime partie des bénéfices.

Dans ces conditions, l'idée d'un organisme qui regrouperait les artistes pour mieux les défendre et faire entendre leur voix revient régulièrement sur le tapis. En 1978, le dessinateur Neal Adams avait tenté de monter la Comic Book Creators Guild (qui regroupait alors autant de grand noms que Chris Claremont, Howard Chaykin, Walt SimonsonJim Shooter) sans succès.  Plus près de nous, en 2010, c'est le dessinateur Tony Harris (Starman, Ex Machina) qui avait tenté de rameuter les troupes, mais là aussi sans parvenir à ses fins.

C'est qu'ils doivent faire face à un écueil de taille. Le regroupement des travailleurs indépendants est interdit par la loi Taft-Hartley de 1946 qui gère les relations entre employeurs et employés.  Les freelances sont en effet considérés comme des entreprises à eux tout seuls par la loi américaine. Si ils étaient amenés à s'unir, ils pourraient éventuellement s'entendre sur les tarifs demandés et créer ainsi un monopole, ce que refuse le législateur américain.

On le voit, les professionnels de la BD américaine sont loin d'avoir les armes pour pouvoir être représentés et pour porter leurs revendications. L'initiative de ses quelques employés d'Image Comics est donc sans conteste un pas en avant qui sera surveillé de très près.

Si Neal Adams n'a pas réussi à monter son syndicat d'auteurs, il réussit tout de même à faire bouger les choses, notamment pour les créateurs de Superman, Jerry Siegel et Joe Shuster (DR)

Source : Comics Beat, Bleeding Cool

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