Rendons hommage à l'artiste Tim Sale, récemment disparu. Artiste des oppositions (du noir et blanc, des volumes, de l'épure et du détaillé), il aura été un des artistes américains les plus marquants et novateurs de ces dernières années.
De la côte Est à la côte Ouest
Timothy Roger Sale est né le 1er mai 1956 dans la ville d'Ithaca (état de New York). Son père, Roger Sale, y était alors étudiant en littérature anglaise à l'université de Cornell où il obtient son doctorat. En 1959, Roger débute comme enseignant à l'université d'Amherst (Massachusetts) tandis que son épouse, Dorothy Young Sale, donnait naissance à la jeune sœur de Tim, Maggie. En 1962, la famille part pour la côte ouest. Roger Sale intègre en effet l'université de Washington, dans la ville de Seattle. Durant le long voyage en voiture pour traverser le pays, le père de Tim offre des comic books à son fils de six ans pour patienter. Le garçonnet prend alors l'habitude de lire ces illustrés et découvre le trait minimaliste de Steve Ditko. Ce sera là une des graines semées par son père dans l'imaginaire du jeune Tim. Roger Sale est en effet professeur d'anglais, mais aussi un éminent critique littéraire qui passera sa carrière à écrire sur la littérature enfantine, les contes de fée et l'imaginaire, comptant notamment parmi les premiers universitaires américains à étudier sérieusement l'œuvre de J.R.R. Tolkien. Tim en gardera un goût pour, comme il le dit lui-même, "les fictions d'aventure, surtout héroïques et sans le reconnaître, les gens qui portent des costumes, des masques. (...) Plus tard, c'est devenu des choses comme le Comte de Monte Cristo, des histoires palpitantes, mystérieuses...". Un penchant qui le mèneront vers le dessin et l'illustration. De son coté, sa mère Dorothy sera une figure locale de l'activisme féministe et son oncle, Kirkpatrick Sale, un illustre journaliste et historien proche des milieux néo-luddites (anti-industriel et anti-technologique) et sécessionistes.
À l'écart de l'industrie
Malgré cet environnement intellectuel et universitaire, Tim ne fera pas de prouesses dans ses études. Il quitte, avant la fin, l'université de Washington avant de partir pour New York. Il intègre alors l'École de Arts Visuels qu'il ne termine pas non plus. En revanche, il intègre l'École d'Art John Buscema, une formation éphémère se déroulant dans un hôtel où Buscema dispense ses cours. Sale rentrera finalement à Seattle sans être parvenu à percer. Il vivote de petits travaux d'illustrations, persuadé qu'il ne saurait pas raconter une histoire en BD et que Seattle est trop loin des villes où se situe l'industrie des comics. Avec sa sœur, il crée tout de même Gray Archer Press, une petite structure qui lui permet de proposer des illustrations, des cartes postales, des prints essentiellement dans le domaine de la fantasy. Le genre est alors en plein essor, surtout au niveau littéraire, et c'est ce qui le fera repérer. L'auteur Robert Asprin cherche à adapter ses écrits fantasy en comic books et le jeune Tim Sale est un artiste débutant, admirateur du Cerebus de Dave Sim, qui fera parfaitement l'affaire. Il encre ainsi les dessins de Phil Foglio sur MythAdventures (1983, Warp Graphics) et illustre complètement Thieves' World (1985-1987, Starblaze Graphics).
Un tour à San Diego
Son éditrice sur Thieves' World, Laurie Sutton, l'oriente ensuite vers Mike Friedrich, ancien scénariste de Marvel Comics devenu agent. Celui-çi prend l'artiste sous son aile et lui conseille de venir à la Convention de San Diego montrer son portfolio. Sale s'exécute et le voyage vaudra assurément le coup. Il y fait en effet la connaissance de Matt Wagner, Bob Schreck et Diana Schultz qui travaillent pour le petit éditeur Comico et de Barbara Randall, éditrice chez DC Comics. Chez Comico, Wagner anime sa propre série, Grendel. Sale va pouvoir y appliquer son style épuré et noir sur cet anti-héros (Grendel #23, 34-40, 1988-1990). Toujours pour Comico, il s'associera aussi avec Steven T. Seagle pour une mini-série écologiste en 3 parties, The Amazon (1989).
Barbara Randall travaille, elle, à un retour des Challengers of the Unknown, ces aventuriers créés par Jack Kirby dans les années 50. Jenette Kahn, la présidente de DC Comics, lui a collé dans les pattes un scénariste venu du cinéma et de la télévision et qui n'a jamais écrit pour les comics, Jeph Loeb. Celui à qui l'on doit les histoires de Commando avec Arnold Schwarzenegger et de Teen Wolf avec Michael J. Fox devait en effet travailler sur le script d'un film consacré à Flash. Le projet déviera sur une série télé qui ne durera qu'une saison et à laquelle Loeb n'est au final pas du tout rattaché. Néanmoins, marquée par la passion du scénariste, Kahn souhaite lui donner sa chance dans le domaine de la BD. Mais pour cela, Barbara Randall, qui a hérité du bébé, a besoin d'un dessinateur a accolé au nouveau venu. Elle soumet à Loeb les dessins de Sale qui se souvient: "Il voulait quelqu'un qui puisse différencier chaque personnage. Quand il a regardé mon travail, il a dit : "Il dessine des gens moches, mais au moins, ils sont tous distincts. Alors oui, allons-y avec Tim." Pendant des années, c'est comme ça qu'il m'a classé, comme celui qui dessinais des gens moches." Challengers of the Unknown (1991, DC Comics) sera surtout le début d'une longue et profonde amitié doublée d'une collaboration artistique sans pareille.
Bienvenue à Gotham
Petit à petit, Sale fait son chemin. Pour Billi 99 (1991, Dark Horse), une mini-série écrite par Sarah Byam, il expérimente le pinceau pour représenter un enfer urbain futuriste avec la ferme intention de faire du projet une carte de visite XXL. Par le biais de Matt Wagner, Sale a fait la connaissance du scénariste débutant James Robinson qui l'informe alors qu'il vient de vendre un script à Archie Goodwin, le responsable éditorial de la série anthologique Batman: Legends of the Dark Knight. Sale se met sur les rangs pour illustrer le scénario et se sert de Billi 99 comme CV. Par chance, la mini-série tape dans l'oeil de Goodwin. L'arc "Blades" sera ainsi publié dans les numéros 32 à 34 de Batman: LOTDK (1992, DC Comics), causant la jalousie de Jeph Loeb ! Celui-çi n'apprécie pas que son ami ait la chance de travailler sur Batman et surtout avec un autre scénariste. Sale enfoncera pourtant le clou avec trois épisodes de Batman: Shadow of the Bat (#7-9, 1992, DC Comics) produit pour le scénariste Alan Grant, mais il trouvera pourtant le moyen de contenter son ombrageux comparse. Il demande en effet à Goodwin si ils ne peuvent pas travailler tout les deux sur une nouvelle histoire de LOTDK. Goodwin accepte, faisant de Sale le premier dessinateur à pouvoir rempiler sur la série anthologique. Néanmoins, ce ne sera pas un nouvel arc de la série mensuelle, mais un numéro spécial Batman: Legends of the Dark Knight Halloween Special (1993, DC Comics). Cela inaugurera une petite tradition puisque le duo signera un numéro spécial Halloween les deux années suivantes (Batman: Madness A Legends of the Dark Knight Halloween Special, 1994; Batman: Ghosts Legends of the Dark Knight Halloween Special, 1995, DC Comics).
Les deux pieds dedans
En parallèle, Sale tente de s'imposer dans le mainstream. Bill Kaplan, ancien assistant de Goodwin, vient d'être embauché par Jim Lee pour superviser ses séries chez Image Comics. Lee, qui s'est amusé à singer le style de Frank Miller pour lancer la série Deathblow, ne souhaite plus continuer la blague et veut passer le relais. Kaplan pense à alors Sale qui est ravi de pouvoir lui aussi rendre un hommage (très) appuyé à Miller. Sale signera ainsi une dizaine de numéros de la série (Deathblow #3-13, 1944-1995, Image Comics), pas toujours dans des conditions idéales tant le scénariste Brandon Choi est à la ramasse dans le rendu des scripts. Sale doit ainsi parfois abattre jusqu'à 11 pages de crayonnés en une journée pour rester dans les temps. Sale creuse, en tout cas, un peu plus sa spécificité, loin du style hachuré de l'époque représenté justement par Lee ou Rob Liefeld.
De son côté, Jeph Loeb a réussi à mettre un pied dans la franchise lucrative de l'époque, les X-Men. Il amène Sale à travailler avec lui sur une courte histoire de Bishop pour Uncanny X-Men Annual #18 (1994, Marvel Comics). Ce sera suivi d'une autre histoire courte consacrée à Nightcrawler dans Excalibur #75 (1994, Marvel) en collaboration avec Jim Krueger. Lorsque Loeb décroche la série Cable, il lui permet de bosser sur le numéro 23 à coté du dessinateur attitré, Ian Churchill. Surtout, le duo propose une mini-série mettant en scène les deux personnages les plus populaires de la franchise, Wolverine/Gambit: Victims (1995, Marvel), histoire de bien se montrer. Ce n'est pourtant pas ce qui va les asseoir dans la cour des grands.
En octobre 1996, Loeb, Sale et Goodwin frappent un grand coup. En lieu et place du traditionnel épisode spécial Halloween, c'est le premier numéro d'une maxi-série en 13 numéros qui paraît. Durant un an, d'un Halloween à l'autre, Loeb et Sale vont ainsi dérouler un mystère millimétré autour de l'identité du tueur en série Holiday qui frappe à chaque célébration (Noël, Nouvel An, Saint Valentin, etc...) et qui met Gotham City en émoi. Faisant défiler toute la galerie classique des super-vilains de Batman, Batman The Long Halloween (1996-1997, DC Comics) s'impose comme un suspense redoutable qui rivent les lecteurs à leurs sièges. La critique est dithyrambique, les ventes à l'avenant, le duo est satellisé.
La consécration
Cependant, les deux ont l'intelligence de ne pas embrayer tout de suite sur un nouveau projet Batman, mais optent pour l'autre icône de DC, Superman. Sale s'engage dans un projet graphique ambitieux où il souhaite représenter le côté americana de Superman, à la façon de Norman Rockwell. Il livre une prestation d'exception dans Superman: For All Seasons (DC Comics, 1998), assisté du coloriste Bjarne Hansen. Les coloristes auront d'ailleurs une importance capitale durant la carrière de Sale. Le dessinateur travaille en opposant aplats de blanc et de noir. Daltonien, il doit cependant faire une confiance aveugle à ses coloristes. Il nouera ainsi des relations de travail fortes avec Gregory Wright, Matt Hollingsworth, ou encore Mark Chiarello,
Vient ensuite l'inévitable suite à The Long Halloween, Dark Victory (Amère Victoire, DC Comics, 1999-2000) avant que le duo ne parte pour d'autres aventures. En effet, Loeb et Sale participent à la production de la série Heroes (2006-2010) de Tim Kring. Sale signera notamment les dessins que l'on voit dans la série lorsque le personnage Isaac Mendez dessine le futur. Sale participe également à un recueil d'histoires dans l'univers de Matrix (The Matrix Comics, Burlyman, 2004).
Vers un éloignement...
Loeb et Sale entament également, pour Marvel Comics, une collection de séries limitées revenant sur les débuts des grands héros classiques de l'éditeur. Au fil des ans, ils livreront ainsi un Daredevil: Yellow (Marvel Comics, 2001), un Spider-Man: Blue (2002, Marvel Comics), un Hulk: Gray (Marvel Comics, 2003) et un tardif Captain America: White (Marvel Comics, 2015). Entre-temps, ils seront revenus chez DC Comics pour Catwoman: When in Rome (2004) qui sert de complément à Dark Victory. Tout heureux de retrouver leur artiste d'exception, DC lui fait même inaugurer la collection Solo, des anthologies consacrées entièrement consacré à un illustrateur. Dans ce premier numéro, Sale fait équipe avec Loeb, bien évidemment, mais aussi avec Brian Azzarello (scénariste de 100 Bullets). Il retrouve aussi Diana Schultz, qui lui avait mis le pied à l'étrier à l'époque de Comico et Darwyn Cooke, qui vient d'impressionner son monde avec la mini-série DC: The New Frontier. Avec lui, il fera d'ailleurs une infidélité à Jeph Loeb. Cooke lui écrira, en effet, le premier arc de la série anthologique Superman Confidential (#1-5, 11, DC Comics, 2007-2008). Sale reste néanmoins attaché à son scénariste de prédilection en participant, pour quelques pages, à Superman #226 (DC Comics, 2006) ou encore Hulk #23 (Marvel Comics, 2010). Bien évidemment, il est aussi présent aux cotés de son ami lors de la douloureuse épreuve de la perte de son fils, Sam Loeb. Il sera ainsi présent pour l'épisode-hommage au jeune homme (Superman/Batman #26, DC Comics, 2006).
Depuis Captain America: White, il s'est fait plutôt rare dans le domaine des comic books, souhaitant s'éloigner d'une industrie trop productiviste. Il préfère alors se concentrer sur des couvertures ou des sketchbooks qu'il produisait annuellement pour Essential Sequential. L'un d'entre eux présentait d'ailleurs The Killing Floor, un projet de polar noir. Impressionné par la série Blacksad de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, Sale devait le faire "à l'européenne" avec un éditeur français. Malheureusement, le projet restera lettre morte. Son ami, le lettreur Richard Starkings, lui consacrera une monographie, Tim Sale Black & White, en 2004 avec une édition augmentée en 2008 avec le succès de Heroes. Cette dernière version a d'ailleurs été traduite en français chez Akileos la même année (avant d'être reprise par Urban dans la collection Les grands entretiens en 2016)
Après plusieurs années où ils se sont tenus éloignés des comics, la team Loeb-Sale s'est reformée en 2021 pour un numéro spécial Batman The Long Halloween Special. Un dernier baroud d'honneur pour Sale. Hospitalisé le 13 juin 2022, Tim Sale décède d'une insuffisance rénale le 16 juin dernier. Le 21 juin, c'est sa mère Dorothy qui disparaissait également, laissant Maggie seule survivante de la famille Sale.