Après leur chef d’œuvre Toutes les Morts de Laila Starr, c’est peu de dire que la nouvelle mini-série du duo Ram V et Filipe Andrade était attendue avec impatience. L'attente est désormais terminée avec Le Dernier Festin de Rubin (Rare Flavours en VO), une bande dessinée qui explore à nouveau l’histoire, la culture et les liens qui unissent les hommes à travers les mets les plus délicats de l’Inde. Une histoire portant un message peut-être un peu moins concis que celui de Toutes les Morts de Laila Starr, mais qui recèle de véritables moments de bonheur narratif. Preuve que les comics, quand ils sont réalisés par des artistes de talent, ont encore quelque chose à dire.
Rubin Baksh est un ogre. Littéralement. Connu dans les légendes sous le nom de Bakasura, ce démon philosophe dévorait aussi bien des montagnes de nourriture que ceux qui l’avaient préparé. Défait par le guerrier Bhima, Bakusara se terre dans une grotte durant des siècles, essayant de dompter son insatiable appétit et réfléchissant à la condition humaine. Au fil du temps, sa légende se transforme, le réduisant à un simple mangeur de chair, éclipsant ainsi son érudition. Jusqu’au jour où Bakasura décide de sortir de sa grotte et de se mêler à ces humains qu’il apprécie tant. Parcourant les lieux et les temps afin de découvrir la condition humaine, c’est bien évidemment par la nourriture que Bakasura, devenu Rubin, va expérimenter toute sa diversité. Mais toutes les histoires ont une fin. Lorsque Rubin rencontre Mohan, un jeune réalisateur frustré et sans but, il lui propose un projet hors du commun : mettre en scène son dernier périple, son dernier festin à travers la quête des mets les plus délicats et précieux que l’Inde peut offrir. Avant de partir, repu par les plats qu’il aura consommés ainsi que par les réponses sur le sens de l’existence. Le récit est divisé en six parties, chacune correspondant à un plat spécifique du voyage initiatique de Mohan et Rubin, avec la recette intégrée au récit.
Une fois de plus, Ram V parvient à développer son propos à travers le prisme de l’histoire indienne, lui apportant une dimension universelle qui touche bien évidemment à la condition humaine. Il nous propose un récit qui met en point d’orgue la nourriture et l’art culinaire comme mémoire inconsciente de notre humanité et de notre civilisation. Comme lien entre tous les hommes. Le choix de l’Inde comme toile de fond donne instinctivement, comme dans Laila Starr, un côté poétique au récit. Un des messages du Dernier Festin de Rubin c’est, tout comme l’auteur avait pu le faire dans Grafity’s Wall, l’élévation spirituelle (et personnelle) à travers l’art. L’art culinaire en l’occurrence. Car l’histoire n’est pas que centrée autour de Rubin. Ram V, comme il sait si bien le faire, apporte un contrepoint pertinent avec le personnage de Mohan, jeune garçon dépité et dépressif qui va, tout comme son compagnon démoniaque, suivre tout un cheminement de pensée qui vont l’amener à faire la paix avec lui-même. Mais Le Dernier Festin de Rubin n’est pas qu’un voyage philosophique, il nous propose aussi une histoire de chasseurs de monstres à la poursuite de Rubin, ce qui rajoute une couche narrative en plus. De fait, le message et le récit semblent un peu plus diffus que ce qu’avaient pu proposer les deux auteurs sur Laila Starr. Cela a tendance parfois à s’éparpiller, à prendre des chemins de traverse et la relation entre Rubin et Mohan aurait pu, à mon sens, être mieux exploitée. Et pile au moment où l’on se dit que si c’est une très bonne histoire, elle n’a pas tout à fait la même saveur que Laila Starr, Ram V et Filipe Andrade nous envoient deux derniers épisodes absolument époustouflants, tranchant brutalement avec le fil de l’histoire et apportant un sursaut scénaristique imprévu. Et là, on atteint des sommets. L’écriture de Ram V et les thèmes abordés durant les cinq premières parties ont tellement infusé dans notre esprit que l’auteur peut largement se passer de l’un de ses deux personnages principaux pour la fin de l’histoire. Et la maestria de Ram V permet de faire en sorte que même si ce dernier n’apparaît plus, il est encore largement présent dans le récit. La transition entre le cinquième et le sixième épisode est juste une pure merveille de scénario. Que Ram V conclue en beauté, bouclant la boucle via le passé de Mohan et le présent de Rubin.
Mais bien évidemment, Le Dernier Festin de Rubin ne serait pas aussi captivant sans le brio graphique de Filipe Andrade, qui parvient, une fois de plus, à retranscrire avec justesse et poésie les émotions de ses personnages et les couleurs de l’Inde. Et son style alternant entre réalisme et exagération convient très bien à ce conte philosophique, à ce récit de vie qui nous emmène des déserts rouges de Jodhpur aux rues bondées de Mumbai. À cette rencontre entre un ogre qui voudrait être humain et cet humain qui ne comprend pas sa condition profonde.
D’aussi loin que je m’en souvienne, ma mère appartenait à la famille de ceux qui débordent d’eux-mêmes.
Cette phrase tirée du Dernier Festin de Rubin (avec, au passage, un grand bravo à Maxime le Dain pour sa traduction à la fois précise et poétique, bien que j’aurais préféré un autre titre) est une conclusion parfaite à cette critique. Elle résume à elle seule ce que contient Le Dernier Festin de Rubin. Un récit qui au fil des pages prend une telle dimension qu’il déborde de lui-même. Pour notre plus grand plaisir de lecteur.
De Ram V et Filipe Andrade
27/09/2024 – Broché – 152 pages – 21,00€
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Quand Rubin Baksh lui propose une grosse somme d'argent pour l'accompagner sur les routes afin de réaliser un documentaire culinaire, Mohan, méfiant, refuse. Mais la curiosité est trop forte et il finit par le suivre.