Dracula, le roi des vampires, cessera-t-il un jour d’inspirer les créateurs ? Si l’on en juge par cette nouvelle adaptation au format comics par James Tynion IV (The Nice House on the Lake) et Martin Simmonds (Department of Truth) chez Image Comics, le mythe inventé par Bram Stoker dans son roman éponyme sorti en 1897 est encore capable de faire de surprenantes émules.

Au fondement du mythe

Un peu d’histoire : après une première adaptation cinéma officieuse par F.W Murnau en 1921 sous le titre Nosferatu le vampire (et un court-métrage russe confidentiel sorti la même année, considéré comme perdu), le roman de Stoker connut sa première grande échappée sur grand écran chez Universal en 1931 sous la houlette de Tod Browning (Freaks : la monstrueuse parade) avec dans le rôle-titre Béla Lugosi, légendaire acteur d’origine hongroise qui incarnait alors déjà le comte vampire sur les planches de Broadway depuis plusieurs années dans une pièce signée Hamilton Deane et John L. Balderston.

C’est sur l’histoire condensée par ce même Balderston que le scénariste Garrett Ford tira le script du film de Browning qui, lui même, marquera le début d’une licence d’importance pour le Septième Art : les Universal Monsters, mythiques longs-métrages gothiques rassemblant les créatures les plus emblématiques du cinéma fantastique – le monstre de Frankenstein, la momie, le loup-garou, l’homme invisible, et bien d’autres.

Béla Lugosi : image carbone du vampire tel qu'on se l'imagine automatiquement aujourd'hui.

Dans cette version, Dracula, bien qu’extrêmement dangereux, est un personnage plus sensuel que bestial. Contrairement au roman, il n’est pas présenté comme un vieillard rajeunissant après avoir ponctionné le sang de son invité en Transylvanie - le clerc de notaire Jonathan Harker. Le monstre incarné par Béla Lugosi dispose du profil guindé et suave d’un aristocrate de son temps de pied en cape, capable de se fondre avec aisance parmi les représentants de la bourgeoisie londonienne dont il va faire ses victimes de choix. Il est au cinéma un protagoniste au même titre que les autres personnages de l’intrigue, là où il restait une présence plus énigmatique dans le roman, apparaissant en filigrane via plusieurs témoignages et méthodes de narration – journaux intimes, articles de presse, etc.

Partant de là, les autres personnages subissent eux aussi quelques modifications. Si les victimes féminines du comte, les belles Mina Harker et Lucy Westenra, sont bien de la partie, leur nom et ascendance ont été modifiés. La première est devenue Mina Seward, fille du docteur Jack Seward, dans le livre un jeune soupirant de Lucy ; quant à cette dernière, elle devient Lucy Weston et demeure à l'écran la première victime concrète du vampire, dont elle va rejoindre les rangs diaboliques. Jonathan Harker, logiquement rouage autour duquel s’articule les prémices de l’histoire, est dans la pièce et le film de 1931 un simple archétype de bellâtre pseudo héroïque devant s’inquiéter pour Mina. C’est ainsi à Renfield, future âme damnée du comte, qu’il revient de débuter l’incipit en Transylvanie - où il se rend, comme Harker dans le roman, pour lui céder officiellement les titres de propriété de l'abbaye de Carfax où il trouvera refuge en Angleterre. Quant au professeur Van Helsing, la Némésis du monstre, il conserve sa place centrale d’informateur scientifique et de spécialiste de l’occulte capable d’identifier la menace. Le rôle du texan Quincy Morris (qui normalement met fin aux agissements du comte avec son couteau de chasse) est tout bonnement absent de la pièce comme du film.

Les dessins de Martin Simmonds sont porteurs d'une forte symbolique - ici, l'ombre du capitaine du navire le Demeter, mort accroché à la barre, plane sur les deux futures victimes de Dracula.

Une adaptation qui a du mordant

Tout en se basant  sur ces modifications gravées dans le marbre (et d’où découleront la plupart des adaptations suivantes au cinéma), James Tynion IV s’accapare le Dracula de Browning, Ford, Deane et Balderston pour le rapprocher avec subtilité d’une vision plus proche de Stoker. Si l'illustrateur Martin Simmonds reprend le physique de tous les comédiens du long métrage, de Helen Chandler jusqu’à Edward Von Sloan en passant par David Manners et, bien sûr, Lugosi (et jusqu'à l'aide-soignant Martin, comic-relief du film joué par Charles K. Gerrard), le scénariste leur confère une dimension nouvelle, plus grave et moins naïve, s’attardant davantage sur les tourments et questionnements intimes de ses personnages au lieu de s’intéresser aux agissements concrets du monstre qui envahit subrepticement leurs existences. D'où des protagonistes plus solennels et concernés, moins superficiels, plus à même de générer de l’empathie que lors des événements tels que relatés par Browning dans sa version cinéma – qui, toute légendaire et charmante qu’elle soit, n’est pas réputée pour son énergie visuelle, tenant davantage du théâtre filmé.

Parfait exemple de cette mise à niveau émotionnelle : le personnage de Renfield, véritable protagoniste central de ces quatre numéros. Grâce aux dessins époustouflants de Simmonds, le faciès de l’acteur Dwight Fry se mue en une figure coup sur coup pathétique et terriblement carnassière - un entre-deux symbolisant, en quelque sorte, la dualité de cette adaptation. Le gros des dialogues revient ainsi à cette infortunée créature, victime d’une adoration sans bornes pour son nouveau maître, condamné qu’il est à se nourrir d’insectes vivants en attendant que celui-ci daigne faire de lui un véritable immortel. Loin d’être malfaisant, Renfield est plus que jamais un personnage à double visage, l’homme par qui vient la révélation et le salut – bien plus que Van Helsing qui, bien qu’héroïque à certains égards, est davantage présenté comme une figure d’ivrogne inquiétant, tel que l’incarnait par exemple Anthony Hopkins dans la célèbre version de Francis Ford Coppola. Une vision tragique à des lieux de la bouffonnade récemment proposée au cinéma avec le discutable Renfield de Chris McKay.

Renfield : au-delà de dessins inquiétants se tient probablement le héros tragique de cette très belle adaptation

L'esquisse d'un comte

Et Dracula dans tout ça ? Eh bien, il consiste en une étonnante surprise. N’ayant en tout et pour tout qu’une seule ligne de dialogue, le monstre retrouve son statut de présence, d’abord évoqué à demi-mot avant d’être uniquement incarné par et pour les dessins de Simmonds. Le vampire est ici une abstraction complète de personnage. Il laisse planer sa présence par une ombre ou un avatar dévorant les cases (chauve-souris, nuée de loups en forme de brouillard noir) ou dans des fresques peintes d'un romantisme noir époustouflant.

Pour souligner encore davantage cette abstraction et aussi rendre d’une certaine manière un hommage à la forme du roman (collage de témoignages divers éparpillés sur plusieurs médiums de communication), le déroulé de l’intrigue se veut ici très saccadé, parfois amputé de pans entiers du film, des ellipses qui perturbent ainsi notre notion de l’histoire. Par exemple, on n’assiste pas à la rencontre entre Dracula et la famille Seward à l’opéra (celle-ci n’est évoquée que par Mina et Lucy au sortir de la pièce,  au tout début du second numéro) ; de même, la résurrection de Lucy en vampire n’est pas montrée – celle-ci succombant sur la table d’opération après avoir été mordue. Comme si les actes du vampire, ce qui supposait le condamner, étaient à son image : abstraits et volontairement invisibles.

Toutefois, la lascivité des personnages féminins est plus que suggérée face au vampire – une case en particulier montre Lucy, jambes étroitement serrées et un sourire béat aux lèvres après que celui-ci se soit abreuvé de son sang, témoignage visuel clair de tout le pouvoir de fascination sexuelle qu'exerce le comte, et devant lequel l'unidimensionnel Harker ne peut que s'effacer - l'auteur allant même jusqu'à subtiliser l'image finale du film (le couple marital de cinéma hollywoodien classique où le héros porte la belle secourue) au profit du docteur Seward soulevant dans ses bras le corps inanimé de Renfield en martyr rédempteur.

De même, ce n’est que lors du tout dernier épisode que l’on découvre ce qui est arrivé au dit Renfield et comment il est devenu l’esclave de Dracula – ce que le spectateur sait normalement déjà, mais ici conté du point de vue de la malheureuse victime. Une narration non-linéaire donc, choix peut-être un peu artificiel pour qui connaît déjà l'histoire, mais qui confère malgré tout une dimension encore plus trouble et insaisissable à la figure clé qu'est le monstre du récit.

Si le script de Tynion IV sait se montrer original sans trahir son modèle, ce sont les dessins de Simmonds qui donnent toute sa beauté au projet.

L’histoire de Dracula, en général, n’est que peu modifiée dans son déroulement – victimes, découverte, puis traque du vampire jusqu’à son inévitable élimination. Cependant, les dessins de Simmonds offrent un écrin inédit d’une beauté graphique saisissante qui justifie à lui seul la lecture de ces épisodes. Les intenses doubles pages forment ainsi de somptueux tableaux de maîtres qui renvoient par endroits au travail photoréaliste de John Bolton, à l’inquiétante étrangeté de Dave Mckean ou aux ténèbres de Stevan Subic. Des illustrations aux encres parcheminées qui redonnent à Dracula des lettres de noblesses qu’on le pensait avoir perdues au fil des itérations en bandes dessinées (exception faite peut-être du merveilleux travail de George Bess).

Si le prolifique James Tynion IV semble s’être méfié de prime abord devant la tâche consistant à reprendre une histoire déjà existante, on lui sait gré d’avoir accepté cette offre de Skybound et Universal, première tentative de lancer un label consacré aux monstres classiques (bientôt suivie d’une mini-série sur L’Étrange créature du lac noir) qui nous rappelle sans aucun doute possible que, non, ces créatures séminales ne sont certainement pas mortes.

Universal Monsters: Dracula, mini-série en quatre numéros, par James Tynion IV et Martin Simmonds, disponible chez Image Comics.

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