Une des vampires les plus emblématiques de la littérature fantastique marque son grand retour au sein du 9ème Art chez Dark Horse par la grâce du duo d'artistes américano-chinoises Amy Chu (Red Sonja, The X-Files) et Soo Lee (Disney Villains). Le récit court de Joseph Sheridan le Fanu publié en 1872 dans son recueil In a glass darkly se poursuit aux temps modernes sur fond de misère sociale et de folklore chinois. Attention, la belle mord très fort.

Dans la catégorie des élans artistiques visant à mettre en avant la culture asiatique au sein de la pop-culture du 21ème siècle, Shang-Chi et Marvel n'ont pas le monopole des choses. Ainsi, c'est sous l'égide de Dark Horse que la vénérable histoire gothique de Carmilla, récit de vampire ayant inspiré le Dracula de Bram Stoker,  se refait une jeunesse dans ce superbe volume d'épouvante paru en février 2023.

L'intrigue de la nouvelle d'origine se déroule dans les contrés de Styrie et conte comment la (pas si jeune que ça) Carmilla trouve refuge chez l'ingénue Laura, une héritière de bonne famille qui se prend aussitôt d'affection pour cette étrange voyageuse égarée. Sous l'identité de Mircalla (anagramme insoupçonnable s'il en est), la nouvelle arrivée va très vite se coller à sa nouvelle amie, au point où, chaque nuit, celle-ci dépérit peu à peu sous les attentions de la belle qui n'est autre, évidemment, qu'une vampire.

Saphique, l'histoire l'est forcément, et Carmilla de devenir la première vampire lesbienne de l'histoire de la littérature. La chose est bien sûr extrêmement symbolique, comme dans tout grand récit gothique qui se respecte. Mais le monde se prendra de passion pour cette touchante créature, à la fois dangereuse et très touchante, ne pouvant vivre ses pulsions passionnelles jugées "contre-nature" comme elle l'entend. Les hommes, ces éternels parangons de vertu, étant bien sûr là pour y veiller en éliminant la bête venue s'en prendre aussi goujatement à leur vierge progéniture.

Carmilla a connu de nombreuses itérations au cinéma (le cycle des Karnstein chez la Hammer dans les années 70), en web-série (pour la chaîne YouTube Vevegirls), en anime chez Castlevania pour Netflix, et bien sûr en bande-dessinée (entre autres un volume par Pascal Croci, et un autre illustré par Isabelle Mazzenti). La force et l'originalité de cette nouvelle proposition reposent à la fois dans sa modernité assumée, qui reprend en quelque sorte le parcours de la nouvelle en la situant de nos jours, sans pour autant désavouer le récit de Le Fanu, dont il peut tout simplement être une continuité logique. Mais aussi par son approche sociétale et psychologique.

En effet, si Carmilla : The First Vampire est un récit d'horreur fantastique, il parvient à tirer de la substantielle moëlle de la nouvelle des thèmes ici transfigurés et pertinents. Sous l'identité de Violet, Carmilla (Mircalla) est ici l'avatar total d'un parasite social à la limite de la perversion narcissique (l'abus d'influence étant de nos jours reconnu comme un problème de société majeur au sein des couples) qui, paradoxalement, subsiste en faisant des paumés et des exclus de la rue sa première pitance. Par ailleurs, l'autrice prend le parti de faire se dérouler son histoire aux cours des années 1990 lors de la crise dite des "années Sida", où homosexualité rimait hélas souvent avec contamination. Un autre grand récit de vampire, le Dracula de Francis Ford Coppola en 1992 avait lui aussi fait du vampirisme (et ses échanges aveugles de fluides sanguins) le reflet de cette époque troublée pourtant chargée de liberté et de romantisme noir.

Pour agrandir son lore et l'ancrer au 21ème siècle, Amy Chu donne la position d'héroïne à une version asiatique du personnage de Laura, une travailleuse sociale lesbienne, d'origine chinoise, au coeur si grand qu'il succombe à la personnalité pétillante de la femme vampire. Un personnage concerné et moderne, fruit de deux cultures, dont l'attachant grand-père Yeh Yeh semble en connaître un rayon sur les suceurs de sang vus par le prisme des mythes et folklores de son pays natal, ayant ici intégré subrepticement le monde de la nuit américain.

L'ultime pied de nez d'Amy Chu est d'avoir intégrer la nouvelle Carmilla elle-même en tant que moteur du récit – le livre de Le Fanu existant dans la diégèse de The First Vampire comme une référence acquise que la protagoniste redécouvre pour mieux mener l'enquête sur sa mystérieuse nouvelle amie / squatteuse.

Tout concorde ici pour offrir un modèle de comics intelligent, qui dépoussière à la fois un mythe littéraire tout en lui offrant la révérence qui lui est dû. Carmilla a encore de beaux jours devant elle, étant donné que le tome 2 est d'ores et déjà prévu pour l'été 2024. Hautement recommandable, donc. En attendant une parution française ?

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