En 2021, Urban Comics se lançait un pari (aujourd’hui remporté) de catapulter quelques titres indés à fort potentiel dans les rayons franco-belge, et ce en étirant comme des sagouins le format de ses comic books. Parmi ces salves successives de titres à grand format figurait un opus énigmatique : dos jaune, couverture révélant un personnage qui n’est manifestement pas chauffeur de salle et un titre à rallonge : Une soif légitime de vengeance.

Signé Rick Remender (Deadly Class, Low, Black Science) et André Lima Araùjo (War of the Realms, Secret War, Generation Gone), ce récit se distingue par une violence assez crue et un laconisme assourdissant. Ne vous fiez pas au titre de Remender, cette intro contient certainement plus de mots que la BD elle-même.

Il pleut sur Vancouver et Sonny a oublié son parapluie. En a-t-il un ? On ne sait pas vraiment et à vrai dire, ce n’est peut-être pas le style du bonhomme. Sonny est un personnage discret, taciturne et plutôt adepte de nicotine. On ne sait rien de lui, à part qu’il vit dans le quartier vivant de Chinatown et qu’il a manifestement un rendez-vous à l'extérieur.

Capuche vissée sur la tête, il se dépêche de rejoindre son bus tout en ayant la grande délicatesse de laisser passer un couple d’un certain âge qui ne cavale pas aussi rapidement que lui. Bien assis au fond du car, il consulte quelques infos macabres et rejette un œil à son GPS pour être bien certain de son périple.

couverture une soif légitime de vengeance

Une bar-mitsvah à secouer ou un mariage à animer, pensez à "Sonny Galéjade".

Mais l’appel de la nicotine se fait sentir et voyant que son paquet de cigarettes barbote au fin fond de son veston gorgé de pluie, Sonny décide de s’arrêter en chemin pour se recharger en cancer du poumon. Dans le magasin, il bouscule sans le vouloir un homme tout aussi volubile et sémillant que lui et, en sortant, croise un jeune garçon en tête-à-tête avec un pigeon agonisant qu’il se refuse d’achever. Le bus arrive, Sonny se reprend à sprinter pour l’atteindre et décide finalement d’en sortir pour tout simplement écraser le crâne du volatile qui ne souffrira donc plus.

À ce stade du résumé, on se demande bien pourquoi nous prenons la peine de raconter ce périple tout aussi passionnant qu’une journée chez Bricorama un lundi après-midi.

Eh bien, pour la simple et bonne raison qu’une fois arrivée à sa destination, une belle maison moderne nichée au cœur d’une campagne verdoyante où la table semble dressée, Sonny tombe nez-à-nez avec un couple, attaché et massacré. Des morceaux de ferrailles transperçant les mamelons et les ongles, les yeux lacérés et une bouteille de Destop scotchée à la bouche. On voit à la mine de Sonny qu’il ne s’attendait certainement pas à ce spectacle. Pris de panique, il fuit le lieu du carnage, laissant derrière lui ses empreintes de pas ensanglantées…

Qui est donc Sonny ? Pourquoi devait-il se rendre dans cette maison à une heure aussi tardive ? Qui est l’auteur de cette scène d’une violence accrue ?

C’est ici que nous allons nous arrêter pour ce résumé.

La narration du silence

Une soif légitime de vengeance est ce que l’on appelle un “page turner”. En gros, un bouquin que l’on parcourt avec frénésie, dont les pages se tournent assez rapidement. S’il est vrai que l’esquisse de l’intrigue est plutôt captivante, il n’en demeure pas moins que si l’on a aucun mal à tourner les pages rapidement, c’est surtout à cause d’une absence très nette de textes et de dialogues.

En effet, il n’est pas rare d'enchaîner trois ou quatre doubles-pages sans aucun mot prononcé par les protagonistes. Et quand cela arrive, ne vous attendez pas à une logorrhée à la Otis (Astérix : Mission Cléopâtre), loin de là. Quelques bulles maigrelettes par planche, tout au plus.

planche Une soif légitime de vengeance

Ça, c'est la tirade principale du bouquin.

Si Une Soif Légitime de Vengeance n’est clairement verbeux, on ne peut pas non plus parler d’une bande dessinée contemplative : très peu de splash pages, des planches très découpées (on y reviendra plus tard) et un décor urbain qui ne pousse pas spécialement à s'esbaudir.

Non, tout est fait pour plonger le lecteur dans le silence et par-dessus tout, dans une forme de questionnement continu puisque ce tome 1, au fur et à mesure de son déroulement, ouvre des portes narratives sans jamais les refermer. On termine cette première occurrence en regardant sa montre et en se disant que la lecture fût rapide et surtout, avec une tonne de questions auxquelles le second tome devra répondre.

Selon votre philosophie et votre humeur, il y a deux possibilités : soit vous considérez que c’est un récit feignant reposant sur une intrigue pondue sur un post-it graisseux, à demi collé sur la porte du frigo, soit vous souscrivez à cette narration minimaliste, mettant en scène un personnage qui n’aura jamais la verve d’un conférencier, mais non dénué de charme et d’une forme de courage.

Quel que soit votre ressenti, la question se pose néanmoins : comment raconte-t-on une histoire quand on ne dit rien ? La réponse trouvée par les auteurs : la caractérisation et la science du découpage.

Une caractérisation ciselée sur une planche à découper

Je dois vous avouer que si je me suis permis de vous décrire avec précision les premières pages en résumé, c’est que j’avais une idée en tête. Non content de vouloir éveiller votre curiosité pour ce titre, je voulais également parler de cet enchaînement de scènes qui nous permet, en quelques actions anodines, de comprendre Sonny, son fonctionnement et ces quelques attributs qui le définissent.

Tout le talent de Remender est d’avoir fait germer, au gré de quelques actions et interactions de Sonny, une caractérisation subtile, dont on s'imprègne assez rapidement.

Sa volonté de stopper sa course sous la pluie pour laisser entrer un couple âgé dans le bus, dit de lui une forme de bienveillance et de générosité. L’idée qu’il ait écourté son trajet pour acheter des cigarettes informe de sa grande addiction. Son accès de colère quand il percute un homme dans un magasin avant de se confondre en excuse nous renseigne sur son impulsivité, voire son état de stress qui maquille un certain sens du civisme. Enfin, son sens des responsabilités, accompagné d’une froideur implacable quand il écrase le crâne d’un pigeon condamné, contraste avec la panique paralysante ressentie en assistant à un spectacle macabre au cœur d’une maison de campagne.

Toutes ces scènes qui s’articulent sans trop de mots nous raconte ce que Sonny est, et surtout, ce qu’il n’est pas. Et pour accentuer cette caractérisation minimaliste et efficace, un dessin de haute volée, signé André Lima Araùjo, qui, sur ce titre, est quasiment co-scénariste, tant son sens du découpage parvient à compenser l’absence de texte.

Les actions sont détaillées, une case pour un mouvement de main, un plan serré pour souligner un état nerveux, un jeu autour des points de vue pour apprécier une scène sous différents angles, des larges plans sur la ville et ces bâtiments écrasants qui se mêlent parfaitement aux cases intimes et confinées, des visages expressifs, tendus, des sourires lourds de sens… Bref, c’est un festival de diversité, de composition, le tout porté par un trait fin, qui parfois rappelle le manga, piégé dans un gaufrier franco-belge.

Pour conclure

Si vous vous êtes attardés sur les critiques de ce titre, vous avez constaté qu’il ne laisse pas indifférent. Loué pour son minimalisme et son efficacité ou rabroué pour la fainéantise de son intrigue, il serait très difficile de vous en conseiller la lecture sans connaître vos goûts et vos attentes d’une bande dessinée. En revanche, s’il est clivant, il est donc forcément intéressant. Si on ne sait pas grand-chose à l’issue de ce premier tome, on sait tout de même que l’on veut en savoir davantage. Sur l’intrigue d’abord et puis sur le destin de son personnage principal taiseux.

Le second tome, dont nous ferons la critique ici même, aura une lourde tâche d’expliciter puis de conclure une intrigue avec une mission pas banale pour un dernier tome : offrir une épaisseur à posteriori au tome 1, qui, pris individuellement, nous laisse quand même un goût de trop peu. Mais si l’on considère la frustration comme l’expression du manque, c’est peut-être que ce premier opus a touché juste…

Une Soif Légitime de Vengeance Tome 1Urban indies
De Rick Remender et André Araujo
21/10/2022 – Cartonné – 19,00€
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À Vancouver, Sonny, un homme discret, quitte Chinatown pour se rendre à un rendez-vous à quelques kilomètres de la ville. Mais une série de menus obstacles se dressent sur son chemin. Arrivé sur les lieux, une maison bourgeoise en pleine campagne, il découvre une scène dont la violence change irrémédiablement le cours de son existence.

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