The Good Asian de Pornsack Pichetshote et Alexandre Tefenkgi, était un titre attendu de longue date par votre serviteur, suite à un engouement presque inattendu de la part de la critique et du public lors de sa publication en VO chez Image Comics, entre 2021 et 2022, avec à la clé un Eisner Award et deux Harvey Award (Livre de l'année et Meilleur récit complet).
Komics Initiative a ainsi surpris beaucoup de monde en annonçant la publication du titre au début du mois de juillet 2024, via une campagne de financement Ulule. Une campagne qui fut auréolée de succès et qui a permis à Komics Initiative de publier le titre fin octobre 2024.
Un récit noir à Chinatown
Comme toujours dans le genre, ce n'est pas tant l'histoire en elle-même et les révélations surprenantes qui font le sel des intrigues à mystères que l'on retrouve dans les œuvres classées communément dans le roman (et le film) noir, mais bien la manière dont les auteurs utilisent ce genre et ses codes, pour faire ressortir les côtés les plus sombres et inavouables d'une société américaine (et occidentale) pourrie de l'intérieur et profondément hypocrite.
Peut-on alors parler de polar (terme popularisé dans les années 1980) ou de récit noir ? C'est ce que nous allons voir.
Commençons le pitch de The Good Asian :
1936, Edison Hark exerce le métier de détective à Honolulu (à Hawaï, ndlr). Ce sino-américain est depuis des mois hanté par les crimes d'un tueur sévissant dans sa ville et plus particulièrement à Chinatown. Entre les cadavres et les soucis liés à l'immigration chinoise, son investigation va le conduire bien plus loin que prévu...
Notons qu'Edison Hark débarque en réalité à San Francisco pour résoudre le mystère de la disparition d'Ivy Chen, l'amante de Mason Carroway, son père d'adoption, sur l'invitation de son "frère" Frankie. Il y retrouvera également Victoria, la fille de Mason.
Comme la quatrième de couverture vous le promet, attendez-vous donc à une intrigue bourrée de rebondissements et de trahisons en tout genre, le tout dans un contexte extrêmement tendu pour la communauté asiatique. Ainsi, il serait facile de simplement dérouler une partie de l'intrigue en guise de critique, mais cela vous ferait passer à côté du sujet (en plus de divulgâcher inutilement certains rebondissements), qui, comme dans tous les récits noirs, se révèle être bien plus ambigu qu'il n'y paraît.
Le cas du protagoniste de The Good Asian, Edison Hark en est un exemple parfait. Véritable archétype du roman noir, le personnage nous touche par son côté empathique et sa force de caractère, mais nous révolte par son cynisme, son homophobie rampante et son arrogance, qui lui feront commettre une erreur tragique. A l'image du mensonge du rêve américain, par ailleurs décrit comme tel dans le récit, les beaux idéaux de façade d'Edison cache en réalité une personnalité brisée par la réalité d'une Amérique raciste à la sinophobie sans limite, celle d'un homme qui, selon ses propres mots, passe son temps à prétendre "être quelqu'un d'autre".
Ce constat est d'ailleurs le même en ce qui concerne l'arnaque de la promotion sociale, qui dans les cas d'Edison et de Terence Cheng (le notable le plus important de Chinatown) se limite à de l'esbroufe : le badge de police pour Edison et le diplôme d'avocat pour Terence. Car au final, en tant qu'asiatique, les deux sont en permanence ramenée à leur condition de "bridés" par une société qui ne veut pas d'eux. La différence fondamentale entre ces deux personnages, réside dans le cynisme d'Edison Hark qui s'oppose avec l'apparent idéalisme de Terence Cheng (mais, mieux vaux découvrir par vous-même les implications réelles de la posture de ce personnage).
Et plus surprenant encore, est la manière dont les auteurs cumul divers influences. Dans le cas du parcours de Victoria Carroway, l'unes des figures les plus tragiques de The Good Asian, il est difficile de ne pas voir l'influence de James M. Cain (Le facteur sonne toujours deux fois) et de ses personnages aux vies brisées, n'ayant d'autres choix que de se tourner vers la transgression criminelle. Victoria joue ici le rôle de la femme fatale, mais se révèle être autant dépassée par la situation que les autres personnages, se retrouvant prise au piège d'un monde dont elle ne peut s'extirper.
La composition de la vie à Honolulu des Carroway (sous forme de flashback) et en particulier en ce qui concerne la relation entre Edison et Victoria, nous permet de bien appréhender le ressenti de cette dernière sur cette vie et ce paradis perdu. Contrairement à sa vie actuelle à San Francisco, ville dans laquelle Victoria est plongée dans les ténèbres et une atmosphère froide, ses années à Hawaï la trouve constamment entourée de couleurs chaudes, le jaune du soleil des plages d'Honolulu, notamment. Ses souvenirs nous permettent d'apprécier le personnage sous un angle différent, une période plus heureuse pour Victoria, bien différente de ce que l'on a pu découvrir avec Edison, lors de leur première retrouvaille dans le cabaret.
La conclusion de ce flashback, forcément tragique et attendu, nous fait bien comprendre qu'il est impossible d'échapper à cette corruption morale d'une Amérique misogyne et raciste.
Il est ainsi difficile de ne pas voir l'influence de James M. Cain (la référence que l'on donne toujours deux fois) – et de ses personnages aux vies brisées, n'ayant d'autres choix que de se tourner vers la transgression criminelle, dans le parcours de Victoria Carroway, qui devient par la force des choses, l'une des figures les plus tragiques de The Good Asian, prises aux pièges de son passé, de sa condition et de son statut social.
Rappelons également qu'Edison Hark n'a aucune autorité à San Francisco en tant que flic d'Honolulu et revêt donc les apparats de l'homme de tous les jours, faisant de lui un protagoniste de romans hardboiled (tel qu'il fut créé par des auteurs comme Dashiell Hammet et Raoul Whitefield à la fin des années 1920 et du début des années 1930). Ainsi, on distingue aisément l'envie de Pornsack Pichetshote de proposer une synthèse des idées contenues dans le roman noir (et ses dérivés), avec un scénario et des personnages très ancré dans le style littéraire des années 1930. Tandis que les planches d'Alexandre Tefenkgi nous amènent vers des moments beaucoup plus cinématographiques, en accord avec l'esthétique des films noirs des années 1940 (une expression que l'on doit à Jean-Pierre Chartier dans La revue du cinéma de novembre 1946) et qui contenait de nombreuses adaptations des romans à succès des années 1930 et 1940.
The Good Asian se pose donc comme un véritable récit pessimiste et violent, posant en même temps, via ses protagonistes, une critique acerbe d'une société américaine putréfiée de l'intérieur.
Une histoire menée par des personnages complexes
Ainsi, en tant que flic asiatique, Edison est à la fois détesté par la police locale et les habitants de Chinatown, de par sa condition et ses agissements. Manipulateur et menteur, Edison prétend vouloir venir en aide à sa communauté, mais dans le même temps, n'hésite pas à les compromettre aux autorités, lorsque cela l'arrange. Bien que cette réalité lui soit rappelée plusieurs fois, le personnage ne réalisera que trop tard les implications de ses actes, et ce, malgré ses talents exceptionnels d'enquêteurs, fortement soulignés par un triangle rouge sur son œil droit et qui oriente intelligemment le regard du protagoniste et du lecteur vers une information matériel et factuelle. L'intelligence des auteurs en nous orientant de cette façon est de mettre en avant la capacité du personnage à déceler une information et à en tirer une conclusion logique, mais qui va se révéler complétement vaine, face à l'incapacité d'Edison à remettre en place les pièces du puzzle.
Un autre aspect très bien amené par les auteurs est l'approche naturaliste, inhérente au roman noir, notamment grâce au personnage de Lucy Fan. Simple employée des télécoms, utilisée sans vergogne par Edison, la jeune femme incarne tout l'aspect prolétaire que l'on s'attend à retrouver dans le genre. Les auteurs poussant l'audace jusqu'au bout en proposant un changement de point de vue inattendu, mais logique au moment où l'on pense que le récit approche de sa conclusion.
Ainsi, en nous faisant suivre le parcours touchant et plein d'espoir de ce personnage, que l'on pourrait à tort considérer comme naïf, Pichetshote et Tefenkgi nous permettent de pénétrer dans ce Chinatown des années 1930 via le point de vue de l'une de ses habitantes. Dans un premier temps résignée, Lucy va progressivement devenir un moteur du récit et se libérer de son statut stéréotypé de femme asiatique se devant de garder le silence.
A l'image des meilleurs romans noir, les derniers moments de The Good Asian nous laisse sur une conclusion à la fois pleine d'espoir pour ses protagonistes, tout en soupoudrant sa conclusion d'une attitude revancharde et salvatrice, grâce à une construction visuelle très bien amené, nous faisant rentrer dans la psyché de l'un des personnages (on vous laisse découvrir lequel) via un découpage alternant les cases de pensés sur fond noir et de cases lumineuses dans lesquelles il déambule dans Chinatown, nous montrant par là, le regard nouveau qu'il porte sur sa condition et son avenir.
Un mot sur l'édition
En guise de conclusion, il est fort intéressant de prendre en compte le dossier documentaire présent dans l'édition de Komics Initiative. Ce petit dossier permet ainsi de bien remettre en contexte le lieu et la temporalité de l'action, en nous en apprenant plus sur les camps de rétention pour asiatiques, les cabarets de Chinatown et bien d'autres éléments. Pour les profanes, il pourrait d'ailleurs être intéressant de jeter un petit coup d'œil à ce dossier avant de se jeter dans l'intrigue de The Good Asian.
Pour les 29€ demandés, vous aurez également le droit à une édition grand format 19 cm x 28 cm, qui permet de bien apprécier le travail millimétré d'Alexandre Tefenkgi.
Disons-le donc ouvertement, The Good Asian est à n'en pas douter la sortie comics de l'année.
Et si vous souhaitez plus loin, vous pouvez consulter le livre de : Natacha Levet, Le roman noir, une histoire française, PUF, 2024, 416 p., 22€
Vous pouvez également retrouver l'interview d'Alexandre Tefenkgi ici, et celle de Mickaël Géreaume de Komics initiative ici.