Laurent Lefeuvre, auteur français de bande dessinée et créateur du jeune super-héros Rennais Fox-Boy, vient de lancer la campagne de financement participatif de son tome 3 (qui a démarré sur les chapeaux de roues et rempli son premier objectif en moins de 24 heures !), l’occasion parfaite pour publier le résultat de notre rencontre au festival de la bande dessinée d’Angoulême.

Nous sommes le 25 janvier, en plein FIBD d’Angoulême, et je suis assis dans un salon de thé en face du très éloquent Laurent Lefeuvre, le papa d’un super-héros français très impressionnant nommé Fox-Boy. Publié dans plusieurs journaux et chez différents éditeurs (notamment chez Delcourt), le jeune renard-garou n’a pas fini de nous faire voyager.

Laurent dans le feu de l'action, au FIBD

Superpouvoir : Salut Laurent, et avant tout, merci d’avoir accepté de répondre à mes quelques questions. On va commencer au commencement, et je vais te demander de nous raconter l’histoire de ton personnage.

Laurent Lefeuvre : Eh bien, Fox Boy c’est mon petit super-héros renard Rennais, un renard-garou que j’ai créé en 2011 pour une revue en breton. À la base, je suis illustrateur, mais j’ai toujours rêvé d’écrire ma propre BD. Le premier album que j’ai fait aux Lombards, intitulé Tom et William et sorti en 2010, était déjà un hommage aux BD en noir et blanc qu’on lisait en kiosque type Akhim, Zembla ou encore Blek Leroc. Des BD d’aventure, d'agents secrets, des sous-Bruce Lee, des cow-boys, des aventuriers dans la jungle, des chevaliers, tout ça, quoi. J’en lisais beaucoup des comme ça et à huit ans, je découvrais la revue Strange. C’est un coup de foudre qui a duré du CM2 jusqu’à la 2nde ou la 1ere. J’ai un peu lâché l’affaire quand j’ai découvert Bernie Wrightson, Corben, Neal Adams, Will Eisner, Torpedo – c’est-à-dire USA magazine – et j’ai lâché le mainstream en me disant que ce n’était plus pour moi.

Donc, j’ai fait cet album, Tom et William, en 2010, qui était un hommage, à travers une BD, de ce qui était quasiment la collection noble du franco-belge. Une histoire, une sorte d’épisode à la Twilight Zone, dans laquelle j’utilisais un gamin un peu à la Aladdin qui, au lieu de convoquer un génie sorti d’une lampe, pouvait faire venir les cow-boys, les chevaliers des bandes dessinées d’une maison d’édition prétendument bretonne que je citerai après dans Fox-Boy et je réutiliserai cet univers là pour poser un peu les bases d’une sorte de multivers à moi tout seul.

Bref, j’ai fait cet album-là en 2010, qui a eu un écho plutôt sympathique. Tout de suite après, en 2011, je suis retourné à Angoulême en me disant « Maintenant que j’ai fait mon album, je peux vraiment écrire le truc que j’ai envie d’écrire, à savoir un super-héros » 22 pages, format comics, chapitré, les trois codes de base, c’est-à-dire, les pouvoirs, le costume et la double identité. Là, je me suis gentiment pris des portes. En gros, on m’a dit que ça coûtait moins cher d’acheter des droits que de payer quelqu’un pour faire quelque chose dont les lecteurs ne voudront pas parce qu’ils sont déjà saturés entre l’OM et le PSG (comprendre Marvel et DC Comics). Mais bon, comme je suis un peu têtu (et que j’ai besoin de manger), j’ai fini par trouver un moyen (tout en bossant un peu dans une boîte d’animation rennaise) de publier Fox Boy dans un magazine en breton qui, à l’occasion d’une nouvelle formule, me proposait de faire une page tous les mois pour leur journal. Le problème, c’est qu’une page, ça revient un peu à faire du gag à la Boule et Bill ou Gaston. Donc moi je leur ai dit que je préférais faire trois pages. Ça me permettait de placer un personnage et de faire des mini chapitres qui, tous les six mois pourraient former une histoire de 18 pages, des petits arcs, en fait. J’ai donc commencé en 2011 à faire ça tout seul, le publier en breton, puis quelques mois après dans un journal en Occitan.

Superpouvoir : Donc quand tu dis en breton, ou en occitan, ça veut dire que c’était écrit un breton ?

Laurent Lefeuvre : C’était traduit en breton, mais moi je n’écris pas breton (je ne suis pas britophone). Un an après, en juin 2012, j’ai eu assez d’histoires (36 pages, en gros) pour arriver à les compiler et publier un petit fascicule qui s’appelait du nom breton Paotr Louarn, littéralement « garçon renard » (qui deviendra Fox-Boy plus tard), et j’ai demandé à Klaus Janson (on a un copain en commun) de me faire l’encrage de la couverture. Je me suis donc offert un petit prospectus des aventures de Fox-Boy version 1.0. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Thierry Mornet (rencontré est un bien grand mot puisque je le connaissais déjà un petit peu) et qui me dit enfin « il y a cette collection française avec des comics comme Badass" (un livre de Bruno Bessadi et Herik Hanna qui a eu un petit succès d’estime).

Bref, j’ai réussi à glisser mon petit garçon renard dedans. Mais à l’époque, j’ai déjà assez de recul pour me dire que ce n’était jamais qu’une sorte de Peter Parker breton, que mon personnage n’avait pas franchement d’originalité. C’est un petit bonhomme qui, quelque part, aurait pu se faire griffer par un renard radioactif. Donc, j’ai décidé de le réécrire, de repartir à zéro et d’en faire un personnage un peu plus trouble, un peu moins boy scout. D’où ce côté tentation un peu identitaire, un peu gris clair gris foncé. Il est un peu raciste, pas très sympa et là, les modèles se rapprochent un peu plus de Nils Holgersson qui est un roman classique suédois, de Selma Lagerlöf. Moi, je connaissais plus le dessin animé que je regardais enfant sur un gamin désobéissant, cruel avec les animaux de la ferme, qui a été puni par un Tomte (un petit lutin gros comme une souris). Il est réduit lui-même à la taille de dix centimètres de haut et embarque, sur le dos de Martin le jars de la ferme, pour traverser la suède dans le sillage des oiseaux sauvages, et apprendre à travers ça l’humilité, à respecter les autres, d’autres communautés, apprendre à respecter les règles… un peu comme Mowgli, quelque part, avec l’éducation de Bagheera et Balou. Je trouvais que c’était un parti pris plus intéressant, en plus d’avoir l’animal du renard qui peut être intelligent, mais malin. Dans ce sens, être intelligent, c’est vivre en intelligence avec les autres, être malin, c’est être un filou, un escroc, quelqu’un qui utilise son intelligence pour enfoncer les autres. Et pour un ado, une fois de plus, je trouvais ça intéressant. On n’est pas dans la toute-puissance de l’homme-loup, du Wolverine, du Lobo, mais d’un ado qui doit apprendre à composer, que tout ne se résout pas à la force des poings, contrairement aux histoires de super-héros où c’est quand même très vite comme ça que ça se passe.

Superpouvoir : Donc Fox-Boy, c’est un personnage plus ancré dans notre réalité, finalement.

Laurent Lefeuvre : Disons que si c’est pour faire un sous Spider-Man fait en France, comme il y en a sans doute, comme il y a des sous Captain America (on voit tous de quoi je parle quand je dis bleu blanc rouge, il y a quand même quelques-uns dans ce créneau-là), ça ne m’intéresse pas du tout. Ce n’est pas le porte-parole de la Bretagne, c’est un super-héros Breton du fait qu’il vit à Rennes et que je vis à Rennes, mais si je déménage un jour à Biarritz, il sera Basque. Il y a une multitude de façons d’être Français, et puis, 97 % des Français ne vivent pas à Paris, c’est bien de le rappeler de temps en temps (les batailles sur fond d’accordéon autour de la tour Eiffel me semblent du dernier ringard). Donc, partir sur un autre parti pris : que donneraient des paysages sur des toits de ville de Province, des toits en ardoise ou en tuile. On a vu un paysage à Angoulême tout à l’heure qui moi m’inspire. Je me projette dans la nuit, on a des châteaux médiévaux, on a un patrimoine historique qui permet de rêver. Il n’y a pas que Gotham et New York. On a un patrimoine, à nous de nous en emparer de nous en servir.

Superpouvoir : Tu as deux tomes de Fox-Boy à ton actif, où tu utilises beaucoup le folklore français…

Laurent Lefeuvre : C’est une toile de fond, on va dire. C’est pas le sujet. Il n’y a pas mal de BD comme La merveilleuse histoire du gouffre de Padirac, qui se vend par carton quand on va dans le Lot en vacances. Fox-Boy, c’est tout sauf une BD de l’office de tourisme de Rennes (Comme Spider-Man ne s’adresse pas qu’aux New Yorkais, ça se saurait). Ceux qui vivent à Rennes s’amusent à reconnaître tel ou tel décor. Par L’objectif, c’est de projeter un imaginaire sur les endroits, le pays où on vit, pour que le gamin ne se dise pas « chez moi, c’est naze ». Non, l’endroit où tu vis ou grandis est sans doute exotique pour quelqu’un qui vit à dix milles, mille, voire cinq cents kilomètres de chez toi. C’est donc aux auteurs et aux dessinateurs de proposer des lieux que l’on va réenchanter, des lieux que l’on a tendance à regarder en se disant « bah, c’est chez moi, c’est naze, y’a rien. »

J’ai fait une histoire dans le tome 3 qui se passera sur l’île de la Réunion. Dans le tome 2, il y a une histoire qui se passe dans le Massif central, où je joue avec les codes de la bête du Gévaudan, tout ça. Ce n’est donc pas parce que je suis Breton que je me cantonne à la Bretagne. Le premier tome se passe à Rennes parce que c’est un tome d’installation, donc on le voit dans son quotidien, on voit sa maison et son point de départ. Comme Peter Parker, à ses débuts, quoi.

Superpouvoir : C’est des personnages comme Peter Parker, que s’inspire ton renard-garou ?

Laurent Lefeuvre : J’adore les justiciers de pâté de maisons. Je suis un inconditionnel de Daredevil, parce que ce côté Hell’s Kitchen et personnage en prise avec un quartier me fascine. J’aime qu’on me fasse voyager avec un personnage et qu’on rencontre des gens normaux. Je suis plus personnage à la Batman, Daredevil, Spider-Man ou même les X-Men (qui sont des sortes de militants politiques), que Thanos, Avengers, etc. Toutes les aventures cosmiques, c’est pas mon truc. Jim Starlin, c’est pas mon truc. Je ne lui enlève pas de mérite, c’est juste que ce n’est pas ce qui m’a fait rêver. Je me projette vraiment dans ce justicier du pâté de maisons. Et me reprendre à rêver « à quoi ressemblerait un type qui serait pris dans l’idée de se mettre un masque, plutôt avec des oreilles (parce que j’aime bien l’animal totem), un peu Daredevil, Dent de sabre avec les manches à fourrures qui font un peu disco. Mon héros lit les BD que lisait son père, donc il est très Bronze Age, comme moi. J’ai 41 ans, je suis très marqué par John Byrne, Frank Miller, Gil Kane et McFarlane. Je lisais Kirby en me disant que c’était un peu moche, mais quand même génial à lire. Et comme je le disais, j’ai quitté un peu les super-héros pour aller vers Spirit, Corben, Bernie Wrightson et tous ces auteurs-là. Fox-boy c’est un peu le reflet de mon côté Bronze Age.

Comme nous, Français, on n’est jamais que les petits frères des auteurs américains, je m’amuse à me dire que mon personnage doit être à cette image-là. Il se la joue Batman, mais ce n’est jamais qu’un ado, avec le muscle un peu sec, tout maigrelet, qu’un videur de boîte pourrait fracasser. C’est une sorte de Kick-ass qui se prendrait pour Wolverine. Sans le côté cynique de Mark Millar, qui tout de suite, fait retomber des saïs, des sabres de samouraïs et des têtes tranchées. À Rennes, il y a des méchants, des problèmes de drogue, mais souvent, les problèmes sont liés à l’alcool et au désœuvrement. Comme partout, quoi. La mafia existe, mais elle n’est ni quotidienne ni visible, à Rennes.

Superpouvoir : Alors, comment tu fais évoluer ton personnage, dans un monde comme ça ?

Laurent Lefeuvre : Eh bien, j’ai plus envie de traiter de l’écologie, les algues vertes, tout ça. Comme le faisaient les BD dans les années 70-80 de Bill Mantlo, Chris Claremont… des types qui avaient une espèce d’arrière-plan social. Ann Nocenti, sur Daredevil, qui est une très très grande inspiration pour moi. Elle parlait de féminisme sans se le mettre comme une grande pancarte au-dessus de la tête. Pareil pour l’écologie. Je pense notamment à une histoire qui est racontée à la fois du point de vue de Frank Castle, le Punisher, et de celui de Matt Murdock, Daredevil. L’aspect artificiel d’une histoire est souvent beaucoup plus visible en 20 pages que la réelle volonté de raconter quelque chose. Et c’est ça qui me fait rêver, la limite étant que je suis tout seul à faire le scénario, le dessin, l’encrage, le lettrage, la couleur et que je suis cent fois moins rapide que j’aimerais l’être.

Le tome 1 et le tome 2 forment un tout. Le premier fait 88 pages, le second en fait 112. Si on additionne, ça en fait 200. Le début est un peu long à démarrer. Tout le monde m’a dit, « mais où est sa némésis ? Où est son ennemi ? ». La réponse, c’est qu’il n’y en a pas. Parce que, quand chaque histoire de super-héros et au cinéma se résumait à donner des pouvoirs à un type lambda, et faire à l’autre bout de la ville qu’un type qui est une espèce de double négatif qui se prend des envies de gouverner le monde, le processus est artificiel. Sauf que si on ne s’y plie pas, c’est comme s’il manquait le pistolet du cow-boy et il nous manque un ingrédient pour que ça fasse Western. Donc, moi, je vais essayer de me tenir à ce parti pris et le premier tome doit presque être chiant. Mais il faut s’y tenir et il faut y survivre. Il faut que malgré tout, on continue de s’intéresser à un type pas sympathique dans un album où il ne se passe presque rien. Il a des pouvoirs, mais on n’est pas sûr qu’il en ait, finalement. Quelque part, c’est peut-être qu’un gamin qui a pris des acides, il est sûr de lui, il a pété les plombs, il se prend pour Batman, mais qu’est-ce qu’il sait faire, en vrai ? Il soulève un type sur un tabouret d’une main, mais apparemment, quelqu’un qui subit une petite montée d’adrénaline doit pouvoir faire des choses assez étonnantes. Après tout on est dans une BD. Pourquoi pas ? On peut même douter que tout ça soit réel. Donc dans le deuxième tome, on tranche cette question. Et il a une aide extérieure pour lui dire « non, tu n’es pas plus doué, non tu n’es pas l’élu, non tu n’es pas Néo de Matrix ou je ne sais qui d’autre ». Il faut juste un pigeon qui est au centre d’un enjeu bien supérieur. Et à la fin du tome deux, on ne sait toujours pas pourquoi c’est lui qui a été choisi, mais il y a une raison. Et il y a un récit à très long terme qui va s’étendre et s’allonger point par point. Un récit que j’ai en tête depuis le début, soit 2011, mais j’y vais pas à pas. En tout cas, c’est vrai que les choses sont posées. Le tome 1 est plutôt un épisode de Derrick, là où le 2 est plutôt un épisode de Matrix. On passe de quelque chose de très local, qui fait très justicier de pâté de maison à quelque chose de presque méta, avec des univers imbriqués les uns dans les autres, qui le relie à d’autres albums que j’ai fait avant chez d’autres éditeurs. Mais c’est aussi la volonté d’avoir deux choses très différentes qui forment un tout. Pour moi c’est vraiment ça.

Superpouvoir : Et donc, tu étayes un peu ça dans le troisième tome ?

Laurent Lefeuvre : Le troisième tome sera une sorte de course de croisière. On va enrichir un peu cet aspect-là, oui, mais on va ralentir pour avoir le temps de raconter des épisodes.

On va lancer la campagne de financement en avril pour une sortie le plus tôt possible. J’en ai fait 90 planches, déjà, qui sont des épisodes prépubliés dans le journal PIF entre 2016 et 2017, journal qui s’est arrêté dans sa formule actuelle et qui, apparemment, ne va pas continuer. Malgré tout, ça m’a donné l’occasion de me faire rémunérer pour publier des histoires de Fox-Boy dans le magazine, et dont je garde les droits. Ce que j’ai retenu d’Image, de Mignola avec Hellboy ou de Miller avec Sin City, par exemple, c’est qu’il y a un moment où il faut reprendre la main sur son personnage. Se faire connaître grâce à une structure plus grande (moi c’est Delcourt, aux États-Unis, ce serait Marvel ou DC). À un moment, il faut reprendre en main les destinées de son bébé. Et par cessation de commercialisation en début d’été 2018, les droits complets de réutilisation de Fox-boy me sont revenus. Donc je pourrai rééditer ces tomes 1 et 2 qui sont depuis cet été indisponible. Les derniers 200 exemplaires sont chez moi dans mon garage, et je m’en servirai dans la campagne Ulule pour que, ceux qui ont le 1 et pas le 2, ou le 2 et pas le 1, puissent l’acheter pendant le financement participatif.

Sachant que le tome 3 sera un relaunch, qui me fera repartir au tome 1. Les tomes 1 et 2 de Fox-Boy seront donc les tomes 2 et 3. Sauf que les tomes à venir en seront vraiment la suite concrète.

Superpouvoir : Donc, maintenant que tu as récupéré les droits de ton « bébé », comment est-ce que tu publies Fox-Boy ?

Laurent Lefeuvre : Je suis juste parti dans une structure où l’auteur garde les pleins droits de ses créations. C’est du Creator-Owned, comme un Image à la française que l’on met en place avec Komics Initiative, une nouvelle structure qui a vu le jour grâce à Mickael Géreaume, un ancien journaliste de planete-BD.com. C’est un réel passionné et lui et moi parlons absolument la même langue. Komics Initiative, né en 2017, à l’occasion du centenaire de la naissance de Kirby. Mickaël Géreaume préparait depuis deux ans un hommage à Jack Kirby (Dixit Neal Adams : vous avez réussi, en France, à faire quelque chose que nous n’avons pas fait aussi bien nous aux États-Unis avec notre pape à nous : Jack Kirby). Ce bouquin a été une série d’hommages d’auteurs (professionnels ou pas). Un très gros bouquin de deux kilos cinq, et on a réussi à dégager plus de dix mille euros qui ont été reversés à une association (Hero initiative), choisie par la famille de Jack Kirby, qui vient en aide aux auteurs de comics dans le besoin, parce que leur système est autrement plus violent que le nôtre (même si on s’y dirige un petit peu, mais ça, c’est un autre sujet). Mais donc voilà, on a réussi à se lancer, ce qui a permis à Mickaël de tester le financement participatif. C’est un type extrêmement malin qui vient d’un domaine professionnel complètement différent (à part le fait qu’il ait été sur planète-BD.com, où il a fait des milliers de chroniques). C’est une machine à lire, un grand connaisseur de mangas, de comics, de franco-belge. Et donc il a pu appliquer toutes ses connaissances d’école de commerce à sa passion pour la BD. Ça a d’abord donné Kirby & Me, puis Young Romance, qui rassemble les bandes dessinées inédites de Jack Kirby et Joe Simon. Donc du Jack Kirby quelques années avant Marvel Comics et Stan Lee et qui fait vraiment le trait d’union entre le créateur de Captain America et les bandes dessinées de super-héros plus en phases avec le monde réel, les histoires de cœur, Matt Murdock et Karen Paige, Sue Storm et Reed Richards. On gère donc tout cet aspect-là dans Young Romance. Le trait est vraiment tout à fait au point : il est prêt à créer les Avengers, les Fantastic, les X-Men et tous les autres, quoi.

Puis, le projet suivant, c’était moi. Mickaël me tannait depuis un moment, et je n’étais pas chaud. Parce que je ne suis pas très fan des pages Facebook intitulées « The Art of Machin ». C’est presque un gag, pour moi, parce que je trouve que la qualité est souvent très très moyen. Je ne voulais pas être le dernier ringard à faire son album, et Mickaël a su me convaincre en me disant que j’avais un côté gros parleur, bavard, pédagogue, j’explique le dessin, j’aime bien raconter… je suis scénariste avant tout. Je suis moins un prof de BD qu’un lecteur nostalgique qui essaie de travailler assez son dessin pour pouvoir raconter les histoires qui poussent les portes du cerveau, qui demandent à sortir d’une manière ou d’une autre.

C’est d’ailleurs pour ça que je travaille seul. Je ne suis pas assez bon dessinateur pour exciter des scénaristes à la base, et j’ai trop d’histoires à raconter pour perdre un an à raconter celles des autres. Aussi intéressantes soient-elles, ils auront toujours des dessinateurs plus talentueux que moi pour le faire. Mes histoires de super-héros breton, y’a que moi qui va les faire. Et donc, il m’a convaincu en me disant que ce n’est pas un bouquin pour dire comment dessiner, mais plutôt un livre qui raconte un parcours plutôt qu’un guide du dessin comics ou manga. On a tous vu ça fait par des gens qui n’ont jamais publié (et qui ne sont pas des bouquins très utiles ou très beaux, souvent). Je fais une très grande généralité, mais c’est un constat, qui est d’ailleurs partagé par Mickaël. Je me suis dit, voilà une opportunité, si je pars de Delcourt, de savoir si je peux avoir quelque chose au-delà des likes sur Facebook (où je poste régulièrement des dessins. J’adore communiquer avec les gens, répondre et remercier. Ça me fait énormément plaisir d’avoir ça dans ce métier solitaire). Je reviens à Mickaël, il y a un an, fin 2017, début 2018, qui me convainc : « voilà tu fais des commissions, on peut financer avec ça, on peut s’amuser avec les gens, on peut faire un bouquin où tu peux montrer plein de dessins, plein de projets refusés. Pas faire le beau, mais ouvrir les portes de ton atelier et choisir ce que tu mets dedans. »

Le principal intérêt que j’y ai vu, c’était de faire une étude de marché grandeur nature : voir si ça vaudrait le coût de lancer Fox-Boy en dehors d’un éditeur. Delcourt est arrivé à un stade où ils n’avaient rien de sérieux à me proposer. En gros on arrivait à des chiffres tout à fait dérisoires. Je travaille on va dire à peu près 60 heures par semaine. Donc, pour avoir à un taux horaire on va dire à un quart ou un dixième du SMIC horaire (on en revient toujours un peu à ça). Le comic, ça relève de pas mal du fantasme. Il faut dire que quand on vend plus de 1000 ou 1500 exemplaires d’un album, surtout français, c’est déjà pas mal. Fox Boy 1, on doit être à 3500 voire 4000 exemplaires. Ce qui reste pas une vente permettant d’avoir quelque chose de viable, mais aujourd’hui, on nous dit qu’un titre sur deux qui sort en France ne dépasse pas les 1000 exemplaires. En tout cas, Fox Boy ne reste pas suffisant pour un gros éditeur comme Delcourt, qui va se dire « le premier volume, on a vendu tant, le deuxième, on n’a pas non plus une explosion des ventes, même si c’est un titre qui vivote gentiment. Ce n’est pas suffisant pour qu’on donne plus de quelques milliers d’euros pour travailler un an ». Et quand je dis quelques milliers, c’est moins de 10 000, voire beaucoup moins. Je fais des strips qui ne sont pas payés très cher dans des revues bretonnes ou occitanes, mais si, 500, 1000, 3000 journaux les passent, tous les jours ou toutes les semaines à quelques dizaines de dollars chacun, ça peut aider Watterson à vivre de Calvin et Hobbes ou Schulz à vivre de Snoopy. Et c’est la leçon à retenir de Will Eisner, pour moi. Créer le Spirit, garder les droits, et faire en sorte de les vendre sur un maximum de supports pour garder le contrôle sur son enfant.

Et donc, j’ai continué dans cette logique-là, mais chez Delcourt, à un moment, ça ne marchait plus. Ils n’avaient plus envie de faire le tome 3 et moi, je me disais, je n’ai encore presque rien raconté. Donc, cet artbook fait il y a un an a plutôt bien marché parce qu’on voulait 7500 € en 35 jours, et on les a eus en 2 h 30. Et on a terminé à presque 40 000 euros. Et on a quasiment tout réinvesti dans plus de pages, plus de grands formats, plus de jaquettes, de posters, de facsimilés, de cadeaux, de dessins offerts aux gens pour faire une espèce de gros cadeau de Noël, remercier les gens et se dire « c’est bon, on se lance dans Fox-Boy, je vais travailler 6 mois, un an, comme ça, gratuitement parce que j’ai assez confiance aux gens et je sais que ça peut fonctionner ».

Ce qui m’amuse, c’est ma manière, française, de faire des comics. C’est une question qui me suit depuis 2011 : faire du French comics. Je trouve ça très moche. Je dis souvent « est-ce qu’on disait à Baschung qu’il fait du French Rock’N’Roll ? » Il fait du rock, quoi, mais il est influencé par des codes qui ne sont pas nés dans son pays. C’est le cas du comics. On essaye d’être le meilleur qu’on peut dans ce qu’on fait, on essaye d’être bien avec les lecteurs (plus qu’avec l’éditeur, qui tient davantage du partenaire), parce que c’est eux qui vont donner leur argent, une petite partie de leur salaire, pour te faire vivre de ta passion. Et on essaye d’être à l’heure quand on a demandé de l’argent aux gens. Pour moi c’est ça, faire du comic. C’est ce que m’a dit Klaus Janson un jour : « Be good, be kind, be on time ». Quand tu rends ton boulot, quand tu as pris un engagement avec quelqu’un, que des gens dépendent de toi avant et après. Et j’aime ce côté un peu noble, à l’ancienne, de penser le métier.

Pour moi, c’est aussi ça, le comics. Tu gardes les droits sur ton truc, tu essayes d’être un homme d’affaires, dans le sens où tu es professionnel et fiable. Et récupérer les droits de mon personnage, pour moi, ça veut aussi dire : me responsabiliser vis-à-vis de mes lecteurs. Comment je pourrai développer mon produit, non pas pour devenir une sorte de Mark Millar ou je ne sais qui, mais juste pour bien faire ce que je fais, que mon produit me ressemble et puisse apporter quelque chose au lecteur. Et ce serait une alternative au côté mercenaire du métier. Je fais une couverture là, un fill-in ici, et je ne contrôle pas les choses puisque je suis en perpétuelle demande de boulot.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, mon héros, ça restera toujours Will Eisner. Dans la crise de la BD, il a créé ce truc (là où Kirby, Simon, Ditko et compagnie se sont quand même pas mal faits avoir) de se dire : « non, gardons les droits, créons une autre forme de BD si on en a envie, et restons à la fois artiste et homme d’affaires, rêveur et pragmatique ». Comme la BD The Dreamer (Le Rêveur, en VF), où il raconte un peu l’histoire des pionniers de cette époque. Et moi, c’est ça qui me fait rêver. Si je me sens dans l’esprit des comics, c’est dans l’idée du parcours d’un Will Eisner. Un moment, la BD tourne en rond, ça n’apporte rien ? Bah je vais raconter le contrat avec Dieu, il a peut-être pas inventé le roman graphique, mais en tout cas, il a apporté une pierre très importante à l’édifice à partir de ce tournant-là, tout comme il apportait quelque chose de très important avec les super-héros un peu en marge, avec le Spirit, qui est un peu hérité du roman noir, Citizen Kane de Orson Welles, le conte d’Hoffman issu de la culture juive, le Golem, tout ça, et c’est ça qui intéresse. Autant que Stan Lee, Miller, Byrne, qui sont des descendants et des gens très respectueux de Will Eisner. C’est ma manière à moi de me dire, quand je me lève le matin, que revivre le rêve, ce n’est pas singer les autres, mais réinventer les codes dans le même esprit qu’eux ont inventé les leurs à l’époque, quoi. Et de le faire en France, aujourd’hui.

Voilà ce qui vous attend si vous commandez la version dédicacée de Fox-Boy 3.

Superpouvoir : Super ! Place à la question que l’on pose à tout le monde : si tu avais un superpouvoir, lequel ce serait ?

Laurent Lefeuvre : Je rêve d’être Jamie Madrox, l’homme multiple. Me démultiplier pour avancer plus vite. « Toi, tu bosses sur l’histoire de Fox-Boy en Roumanie, toi, tu vas l’aider. Toi, l’Irlande. Toi, la version Calvin & Hobbes ». J’ai tellement de boulot, et je n’avance tellement pas assez vite que ce serait ça. Mais l’objectif de 2019, c’est de se recentrer. Arrêter de se disperser et se recentrer.

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