Après Gideon Falls, Primordial est le nouveau projet indépendant du tandem Jeff Lemire et Andrea Sorrentino. Un récit de science-fiction touchant, profond et énigmatique superbement mis en valeur par l’édition d’Urban Comics.
Et si… ?
Nous voici en 1957, à la base spatiale de Baïkonour. Spoutnik 2 vient de prendre son envol. À son bord se trouve le premier être vivant à se retrouver en orbite : la chienne Laika ! Très rapidement (quelques heures après le départ), Laika ne donne plus de signes de vie. Est-elle morte asphyxiée suite à une panne de courant ou a-t-elle simplement consommé la nourriture empoisonnée destinée à l’euthanasier (le voyage retour n’était pas prévu) ? Quoi qu’il en soit, nous ne saurons jamais la vérité. Mais s’il s’était passé quelque chose d’autre en orbite ? Quelque chose confirmé deux ans plus tard par l’envoi de singes par les États-Unis ? Et si cette chose avait définitivement arrêté la course à l’espace, empêchant la domination spatiale américaine, repoussant l’influence du pays de l’Oncle Sam et conduisant à une guerre froide éternelle ? Et si finalement, ces animaux n’étaient pas morts et voulaient revenir ?
C’est le principe de départ de Primordial, qui démarre en 1961 lorsqu’un professeur américain découvre le pot aux roses. Sa quête de vérité le conduira jusqu’en Allemagne de l’est où il rencontrera la scientifique sensée s’occuper des chiens du programme spatial russe.
Un tandem enfin convainquant ?
Autant vous le dire, si Jeff Lemire a livré d’excellents récits tout seul, je ne suis pas vraiment fan de son travail avec Andrea Sorrentino. Je n’ai par exemple pas fini Gideon Falls et je n’ai jamais accroché à leur travail sur Green Arrow. Je partais donc avec un avis très neutre et j’ai véritablement été enthousiasmé par l’histoire qui est racontée ici. Les deux artistes prennent leurs temps et cette fois-ci, Lemire laisse beaucoup de place à Sorrentino pour développer son univers artistique si caractéristique. Comme nous nous trouvons dans le cadre d’un récit extrêmement contemplatif, la narration parfois un peu chaotique du dessinateur fonctionne cette fois-ci parfaitement. Toutes les parties se situant dans l’espace et le cosmos sont tout simplement sublimes, avec des effets visuels assez impressionnants renforcés par les couleurs de Dave Stewart. Mais ce n’est pas le plus réussi.
Le rendu par Sorrentino de la chienne Laika et des deux singes américains est tout simplement à tomber par terre. Alors qu’on pourrait trouver son travail sur les humains et leurs émotions assez froid, Andrea Sorrentino laisse exploser son talent dans la description de ces animaux et de leurs sentiments. C’est très simple : on peut sans retenue comparer le travail de Sorrentino sur Primordial à celui de Frank Quitely sur We3 ! Si ce n’est pas un argument pour acheter ce livre, je n’y comprends plus rien.
Primordial : ça raconte quoi ?
En revanche, au niveau de l’histoire, le récit de Jeff Lemire n’a absolument rien à voir avec celui de Grant Morrison, même si l’on retrouve quand-même le sous-texte de l’utilisation expérimentale des animaux. Ce que Jeff Lemire nous raconte ici, c’est véritablement l’histoire d’une rencontre du troisième type avec Laika et les singes comme dignes représentants de la race humaine. Primordial c’est l’histoire d’animaux qui sont loin de chez eux et qui veulent absolument revenir à la maison, cette Terre qui, pourtant n’a pas été tendre avec eux. C’est aussi l’histoire du lien qui unit un animal à son propriétaire. On a souvent entendu parler de ces chats ou ces chiens qui parcourent des kilomètres et des kilomètres pour retrouver leurs maîtres. C’est un peu le but de ce récit, sauf que la distance parcourue est plus proche des dizaines d’années lumières.
La fin du récit laissera aussi beaucoup de questions en suspens. C’est une réelle volonté des auteurs de ne pas nous dévoiler les conséquences de l’éventuel retour de ces animaux sur Terre, comme si la seule chose qui comptait était en réalité l’aboutissement du voyage et la réunion hypothétique de l’animal et de son maître. C’est beau, c’est émouvant et magnifiquement retranscrit cette par les dessins d’Andrea Sorrentino. On ne peut pas ne pas être touché par les images finales ou le désespoir de Laika, abandonnée à des milliards de kilomètres de sa maison. Un récit impeccable et très conseillé.
Quelques précisions
Pour les néophytes (dont doit faire partie Jeff Lemire), Laika est le nom du premier animal à suivre un vol suborbital. Ce n’est pas tout à fait exact. En réalité, les Russes avaient envoyé une bonne dizaine de chiens en vol suborbital avant Laika et en enverront encore de nombreux autres. Certains en sont revenus, d’autres non. Destin pas très enviable ? Pas vraiment puisque les chiens choisis par les Russes étaient des chiens errants, condamnés de toute façon à mourir de froid, de faim ou de maladie dans l’hiver soviétique. Ce qui ne justifie bien évidemment pas les expérimentations animales.
Pourquoi Laika est-elle devenue la plus célèbre ? Peut-être parce que c’est la seule dont le voyage retour n’était pas prévu. En effet, la phase de lancement animal devait avoir lieu quelques mois plus tard. Mais l’insistance du premier secrétaire de l’époque, Nikita Khrouchtchev pour envoyer un être vivant en orbite avant le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre a eu raison du système de retour prévu pour l’animal. Les délais imposés ne laissaient tout simplement pas assez de temps pour le faire, au grand dam de Segueï Korolev, l’ingénieur responsable du programme spatial russe. D’ailleurs la chienne ne s’appelait d’ailleurs pas du tout Laika ! Son véritable nom était Kudryavka (petite bouclée) et c’est lors de sa mort que le parti communiste russe décida de populariser ce nom beaucoup plus simple et que pourraient facilement prononcer les occidentaux. On espère que cette critique de Primordial et ce petit paragraphe rendront hommage à tous ces animaux morts pour la science.
Primordial est un récit complet publié aux USA par Image Comics et en France par Urban Comics.