Depuis plusieurs années, les séries basées sur l’univers de Watchmen sont légion (Doomsday Clock, Before Watchmen). DC Comics nous présente aujourd’hui Rorschach, une mini-série en douze épisodes dont la publication est étonnamment passée plutôt inaperçue. Et c’est plutôt dommage, car c’est un comics dense, profond et à plusieurs niveaux de lecture. Le texte est riche, l’intrigue exigeante et vous ne lirez pas ce livre en dix minutes. Tous les détails comptent et la maîtrise de Tom King, renforcée par la maestria graphique de Jorge Fornes est telle qu’il s’agit sans aucun doute de son meilleur travail chez l’éditeur, voire de son meilleur travail tout court.
Rorschach emprunte la même idée de départ que la série télévisée Watchmen sortie quelques mois plus tôt, à savoir nous raconter des évènements se déroulant presque 35 ans après la fin de la série d’Alan Moore et de Dave Gibbons. Dans ce futur, l’attaque du poulpe géant sur New-York a mis fin à la confiance entre le peuple et ses super-héros, qui ont tous disparu. Le récit commence par une tentative d’assassinat d’un candidat à la présidence des Etats-Unis, un candidat républicain opposé au président Redford. L’attaque terroriste est rapidement avortée et les deux pseudo-assassins sont abattus sans ménagement. Les raisons de l’attentat sont plutôt obscures. Les policiers n’ont aucune idée de la motivation des deux tueurs et le mystère s’épaissit. L’un des deux criminels est un ancien créateur de comic books, Will Myerson, âgé de plus de 70 ans, déguisé en Rorschach et qui semble avoir les mêmes empreintes digitales que Walter Kovacs, le Rorschach original ! L’autre est une jeune femme d’une vingtaine d’années, masquée et déguisée en cowboy. Quelles sont leurs motivations ? Quelle histoire les a poussés jusqu’à vouloir assassiner un candidat à la présidence ? C’est ce que l’entourage du candidat veut savoir et pour cela, il embauche un détective qui se lance à la poursuite des indices. Rorschach nous dévoile les dessous de cette enquête qui conduira le détective (qui n’a pas de nom) à comprendre ce qui définit le personnage de Rorschach au fil de ses rencontres avec des créateurs de comic books bien réels.
Une première surprise : si Rorschach se situe dans l’univers de la série (comics et télé) Watchmen, elle ne l’utilise quasiment pas ! Et c’est ce qui semble être la meilleure idée. Rorschach aurait pu s’appeler Zorro et l’intrigue se situer sur notre Terre que cela n’aurait presque rien changé à l’histoire, très dense. En effet, tout au long de ces douze épisodes nous assistons non pas à une série de super-héros, mais à une enquête mêlant la politique, le terrorisme et les créateurs de comics ! À l’instar de la série télévisée, Rorschach n’utilise pas les éléments de l’histoire de Watchmen mais plutôt ses thématiques. La série emprunte plus à un film comme Les Hommes du président qu’à Doomsday Clock. C’est une histoire sur l’Amérique et ses mensonges, sur les comics et la vision radicale de certains créateurs. L’intrigue est forte. Et l’écriture de Tom King se prête parfaitement à ce genre d’enquête feutrée, qui donne la part belle aux monologues intérieurs et aux déambulations de l’esprit. Chose assez peu courante, le scénariste arrive à nous développer de manière quasi-parfaite ces nouveaux personnages. Même le détective, qui n’a pas de nom et qui commence comme un narrateur effacé, prend de l’épaisseur au fil des pages pour en arriver à une conclusion évidente mais inévitable. Grâce à de nombreux flashbacks, on en apprend plus sur le vieil artiste radical et ermite, mais aussi sur Laura, la jeune fille déguisée en cowboy, tireuse d’élite et élevée dans un groupe survivaliste dirigé par son père. C’est vraiment bien fait, il y a des tonnes de rebondissements et vous serez tenus en haleine tout au long de la série. Tom King ayant toujours donné des aspirations très humaines et très psychologiques à tous les comics qu’il écrit, ce n’est pas une surprise de se retrouver dans un pur récit de politique-fiction plutôt que dans une histoire de super-héros lambda. Et il pousse le bouchon encore plus loin avec une véritable sous-réflexion méta sur le monde des comics.
Retrouver dans Rorschach des éléments réflexifs sur l’histoire des comic books et de leurs créateurs n’est pas non plus une nouveauté dans l’écriture de Tom King. Ce dernier avait déjà abordé cet aspect (la guéguerre entre Stan Lee et Jack Kirby) dans Mister Miracle. Il récidive dont ici en allant toutefois beaucoup plus loi puisque de réels auteurs sont cités dans les pages du livre, dont certains seront même partie prenante ! Dès le premir épisode, nous avons droit à une cassette audio qui met en avant un étrange dialogue entre Wyll Myerson, Otto Binder (un scénariste du Golden Age qui a longtemps œuvré sur les séries Captain Marvel) et… Frank Miller ! Fait encore plus étrange : Myerson est le portrait craché de l’artiste Steve Ditko co-créateur de Spider-Man et de Dr Strange ! On comprend donc rapidement que nous allons avoir en second plan un discours sur les auteurs un peu radicaux des comics. Pour information, on rappelle que Steve Ditko a pris au cours de sa carrière des positions assez sévères concernant la justice et son application, tout comme Miller d’ailleurs. Et les choix font sens ! Rorschach est clairement inspiré de The Question (crée par Steve Ditko) et Watchmen est sorti en même temps que Dark Knight Returns (réalisé par Miller). Ce genre de lecture à double entrée est toujours très appréciable et donne une nouvelle profondeur à un récit déjà bien emmené.
Mais Rorschach ne serait rien sans l’apport graphique magistral de Jorge Fornes. L’artiste espagnol propose, comme à son habitude, des planches très lisibles avec un réel travail sur les designs et sur les ombres ! Ce qui est vraiment intéressant, c’est que contrairement à un Gary Frank sur Doomsday Clock qui pouvait parfois singer les poses de Gibbons à l'identique, Fornes réutilise lui aussi des tics graphiques de Watchmen mais en les assimilant à son propre style (on pense notamment à des symétries dans les cases ou certaines postures). Nous ne sommes donc pas dans l’hommage pur et dur mais bien dans l’adaptation et dans la re-création. Et donc bien au-delà d’un exercice de style. Ses découpages contiennent toujours de très nombreuses cases, mais cela ne gêne pas du tout la lecture. C’est un pur bonheur pour les yeux, avec un style à mi-chemin entre David Aja et Chris Samnee. Vous passerez du temps à contempler les cases et la multitude de détails qui y sont incorporés, c'est du grand art !
Rorschach est une maxi-série en douze numéros publiée par DC Comics et encore inédite en France.