Après de nombreux échanges étalés sur plusieurs mois, j'ai finalement eu l'opportunité de rencontrer Michel Ancel, que l'on avait peu revu depuis 2020, année de son départ d'Ubisoft. Après plus de 25 ans passés au sein de l'entreprise, il avait choisi de changer d'air et de se lancer dans de nouvelles aventures, loin du monde vidéoludique.

Dans le même temps, plusieurs journaux et une enquête interne avaient mis en lumière des accusations de management toxique auxquelles il aurait été mêlé. Michel Ancel avait répondu sans détour à ces allégations sur Instagram, à de nombreuses reprises. Sans chercher à se dédouaner, il reconnaissait que la création d'un jeu vidéo est une tâche humainement complexe, nécessitant un travail constant sur soi-même et une gestion délicate des différents ego.

Aujourd'hui, Michel Ancel s'épanouit pleinement dans ses nouveaux projets, centrés sur la nature et sa préservation. Cette interview, assez exclusive, est donc le fruit d'une belle rencontre que vous allez pouvoir découvrir.

Tes œuvres ont toujours été une ode à la nature. D’où te vient cet amour, et quelles œuvres culturelles et événements climatiques et écologiques ont marqué ta prise de conscience de la fragilité de notre planète ?

Michel Ancel : J’ai eu la chance de passer beaucoup de temps seul dans la nature étant petit. Je crois que ça développe l’imagination, on se raconte des histoires d’un rien et surtout on vit de vraies aventures ! La rencontre sous-marine avec une murène, les brumes mystérieuses sur les lacs de haute montagne au petit matin, le poisson géant qui casse la ligne de pêche et qu’on ne verra jamais. Autant d’expériences d’enfant qui nourrissent l’imaginaire. Quand, plus tard, on découvre l’univers de Miyazaki, tout cela fait écho, mais le plus important reste ce que l’on puise dans sa propre expérience.

Tu as quitté Ubisoft en 2020, un départ qui a fait l’effet d’un séisme dans le monde vidéoludique. Depuis combien de temps réfléchissais-tu à cette décision, et pourquoi ce besoin de changement ?

Michel Ancel : Je pense, avec le recul, que l’on peut parler d’un véritable burn-out qui a eu lieu fin 2019. À ce moment, mes deux projets phares s’éloignent pour différentes raisons. J’aurais dû faire une pause depuis longtemps et, au lieu de ça, j’ai continué à travailler encore plus. Début 2020, je décide de tout arrêter, d’autant que ma vie familiale se trouve gravement impactée par mon burn-out. J’ai mal géré mon énergie et je n’avais plus la force de poursuivre dans le jeu vidéo. Après une période de régénération, j’ai commencé mon projet écologique.

Aujourd’hui, tu as décidé de t’engager dans divers projets autour de la nature. Peux-tu nous parler de tes nouveaux travaux et de ce qui t’inspire ?

Michel Ancel : Je travaille sur différents projets de renaturation à travers la France. Avec l’aide de l’association Oasis Sauvage, nous recréons des zones humides pour redonner des chances à des espèces fragiles. Nous en installons même dans des écoles. C’est un projet à la fois écologique et éducatif.

Tu as récemment fait du consulting pour Ubisoft sur la licence Rayman. Est-ce que tu te sens, aujourd’hui, prêt à revenir pleinement dans le jeu vidéo ?

J’aime les jeux vidéo et c’est un domaine dans lequel je suis à l’aise si le contexte est bon. J’ai eu beaucoup de plaisir à retravailler sur Rayman. J’ai néanmoins décidé de reprendre de la distance tant que le contexte n’est pas optimal.

Une thématique qui revient dans nos échanges est celle du processus créatif. En quoi la phase de conception d’une œuvre vidéoludique est-elle particulièrement complexe sur le plan humain ?

Michel Ancel : Qui dit création dit incertitudes, voire prises de risques. À cela se rajoute beaucoup de gestion d’ego et cela vaut pour moi comme pour les différents acteurs de la conception. Il faut un contexte sain et apaisé pour mener une équipe dans un processus qui mêle enjeux créatifs, techniques et commerciaux. Je pense qu’il y a énormément à faire pour que les enjeux créatifs soient mieux compris. Il faut absolument plus de communications entre ces pôles tech, art et business. À cela se rajoute un faible encadrement psychologique des équipes. Les rushs ne devraient plus être la norme, l'aspect humain devrait être mieux encadré. Les responsables comme moi devraient être mieux formés pour évoluer dans ces processus complexes.

Penses-tu que cette complexité est en partie responsable des tensions et des accusations portées à ton encontre ? Et peux-tu nous parler de Beyond Good & Evil II. Comment vis-tu la situation actuelle du jeu, qui est en développement depuis une éternité ? Peux-tu nous donner ton sentiment à ce sujet et surtout la cause de tout ça selon toi ?

Michel Ancel : Sur certains projets, on se donne des challenges très importants et on embarque des équipes avec passion, mais sans savoir à quel point le chemin sera long et complexe. La passion est une énergie fabuleuse mais elle peut aussi conduire à des clashs entre passionnés. Sur BGE2, par exemple, il y avait trop de soucis entre responsables. Le directeur artistique voulait tout refaire sans cesse, le game director voulait faire un jeu de donjons générés et moi je rêvais à une aventure spatiale. On a tout simplement pas réussi à s’accorder et le game director a emporté le projet dans d’autres directions.

Dans ce type de situation, les équipes se retrouvent ballottées et ne savent même plus qui dirige et prend les décisions. Le producteur est censé mettre de l’ordre là-dedans mais cela n’a pas eu lieu. Yves Guillemot a même dû descendre à Montpellier pour remettre les choses en marche, mais cela n’a pas suffi et le game director a continué dans son obstination. Quand j’ai lu dans Libé que c’était moi qui dirigeais le jeu et demandais des changements, j’ai cru m’étouffer. BGE2 est le jeu sur lequel je pense n’avoir jamais remis en cause une décision. Je serais ravi d’échanger sur ce sujet avec d’éventuels détracteurs.

Au final, tout cela est une affaire de responsables passionnés qui ne se sont pas entendus. Je crois que depuis quelque temps, ces personnes ont été remerciées et le projet a trouvé un certain équilibre avec de nouveaux responsables. Ces soucis de management sont bien sûr très dommageables pour les équipes. Tout cela montre qu’effectivement, ce n’est pas simple : beaucoup d’ego et beaucoup d’enjeux avec une gestion humaine clairement améliorable.

Il y a une différence énorme entre le développement d’un BGE2 nécessitant une nouvelle technologie et un projet avec une tech et un gameplay connus. Je crois que pendant longtemps la complexité d’un tel projet a dépassé beaucoup de monde chez Ubisoft… et aussi dans la presse qui n’a pas hésité à faire des raccourcis pour vendre du papier au moment des affaires parisiennes.

Il n’y avait pas un unique grand méchant mais une somme de soucis clés, non résolus au niveau des responsables, dont je faisais partie. J’ai ma part de responsabilité et j’aurais dû mieux défendre le projet, être plus présent et plus conciliant avec les collaborateurs.

WiLD était un projet magnifique porté par ton studio indépendant, Wild Sheep. Malheureusement, il s’est éteint. Peux-tu partager quelques mots sur ce projet qui avait suscité tant d’engouement et d’excitation auprès des joueurs et de la presse spécialisée ?

Michel Ancel : WiLD a connu un sort bien malheureux. En 2018, nous avions une très belle version jouable, mais nous avons pris du temps à upgrader le jeu sur PS5, ce qui a ralenti la production. Côté Sony, il y a eu de gros changements de management et le jeu a été arrêté. Ubisoft a proposé de le reprendre, et peu de temps après, Sony a décidé de le récupérer en nous proposant même de doubler les budgets ! Malheureusement, les contrats avec Ubisoft étaient bien avancés et nous avons refusé la proposition de Sony. Quel dommage !

C’est dans cette période que j’ai fait mon burn-out et, malheureusement, le jeu est tombé entre les mains du service éditorial d'Ubisoft à Paris, lui-même en plein chaos. Je n’étais plus là pour défendre le jeu, qui s’est fait littéralement broyer par des gens de ce service qui demandaient toutes sortes de changements sans vraiment jouer au jeu. Un vrai scandale. Après deux ans d’errance, le jeu a été abandonné sous prétexte qu’il ne correspondait plus au jeu initial… Il faut comprendre qu’à cette période, le service de l’édito était en pleine explosion suite aux affaires internes autour de Tommy François, qui d’ailleurs s’occupait de WiLD.

WiLD, un autre projet maudit ? Certainement. J’aurai beaucoup de plaisir à partager la vidéo de démo jouable de 2018 qui, comme celle de BGE2 à la même époque, était plus que prometteuse. 2018 : le début de la fin…

Continues-tu toujours à jouer aux jeux vidéo ? Si oui, quels sont tes derniers coups de cœur mais également tes jeux favoris dont tu ne te lasses jamais ?

Michel Ancel : Je ne joue quasiment plus, je passe beaucoup de temps sur les projets écologiques. C’est un travail assez physique et le soir, c’est une soupe et au lit !

J’aimerais rendre hommage à Émile Morel, qui nous a tristement quittés en juillet 2023. Peux-tu nous parler de votre rencontre, des mots qui le décriraient le mieux, et d’un souvenir marquant que tu gardes de lui ?

Michel Ancel : Émile était un véritable passionné des projets sur lesquels nous travaillions. Il était le gardien du temple créatif. C’était une personne extrêmement calme à l’intelligence subtile. Il a beaucoup souffert après mon burn-out. Il est resté sur BGE2 comme dans une fosse aux lions, tentant désespérément de faire valoir le travail créatif que nous avions accompli et qui a été balayé par les ego de certains. Le meilleur souvenir d’Émile, c’est de l’entendre siffloter les musiques de Christophe Héral lorsque nous étions en phase de finition de Rayman Legends. Il aimait faire des jeux, tout simplement.

Enfin, qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?

Michel Ancel : Mon aventure écologique ne fait que commencer, j’aimerais un jour concilier cette passion avec celle du jeu vidéo. Qui sait ?

Je remercie chaleureusement Michel Ancel d'avoir accepté cette interview et pour le temps alloué à celle-ci. Ce fut une rencontre fort agréable qui a permis de comprendre plus aisément les tenants et les aboutissants de son parcours et de sa nouvelle vie. Il ne reste plus qu'à lui souhaiter tout le meilleur dans ses nouveaux projets.

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