Le conseil des écoles du comté de McMinn dans le Tennessee a voté à l'unanimité (10 voix à 0) pour l'exclusion du livre Maus d'Art Spiegelman des bibliothèques de la dizaine d'établissements scolaires sous sa responsabilité. En cause, l'utilisation de vocabulaire obscène et une image de nudité.
Maus est l'œuvre d'Art Spiegelman qui raconte comment il a interrogé son père, un survivant des camps de concentration nazis, et le récit qu'il lui a fait de sa terrible expérience de l'Holocauste. Dans un dessin anthropomorphique, il dépeint les juifs en souris et les nazis en chats. Publié en feuilleton dans la revue Raw à partir de 1980, Maus sera publié en romans graphiques en 1986 et 1991 et reste à ce jour, la seule bande dessinée ayant obtenu un prix Pulitzer. Maus est considéré comme un chef-d'œuvre de la BD mondiale, portant un regard nécessaire sur la Shoah.
"Couvrez ce sein que je ne saurais voir"
Ce n'est pourtant pas l'avis de ce conseil des écoles qui a récemment débattu de la nécessité de conserver Maus au sein des bibliothèques et des programmes scolaires des classes de huitième (notre quatrième) du comté de McMinn. La présence de mots comme "Bitch" ("Salope") ou "God damn" ("Nom de Dieu") et une case de nudité ont provoqué ce vote.
Dans les retranscriptions de la réunion du 10 janvier dernier, on peut lire:"Je comprends qu'à la télévision et peut-être à la maison, ces enfants entendent pire, mais nous parlons de propos qui, si un élève les proférait dans le couloir, lui vaudrait d'être puni, et à juste titre. Et nous voulons enseigner cela alors que ça va à l'encontre de notre politique disciplinaire ?" Il est ainsi évoqué d'expurger Maus de ces passages dérangeants. "C'est comme lorsque vous regardez la télévision et qu'un gros mot ou une scène de nudité est diffusé, le film serait pourtant le même sans ça. Eh bien, ce serait le même livre sans ça. " Et tout les argument sont bons pour décrédibiliser l'œuvre: "Je peux me tromper, mais le type qui a créé le livre faisait des illustrations pour Playboy. Vous pouvez regarder sa biographie. Et nous le laissons faire des dessins dans des livres pour des élèves de l'école primaire." Ou encore: "[Cette BD] montre des gens qui se pendent, qui tuent des enfants, pourquoi le système éducatif promeut ce genre de choses ? Ce n'est ni sage ni sain."
Certains membres vont tout de même tenter de défendre l'ouvrage, notamment une assistante du principal "Je peux parler de l'histoire. J'ai été professeur d'Histoire et il n'y a rien de joli dans l'Holocauste et pour moi, c'était une excellente façon de dépeindre une période horrible. M. Spiegelman a fait de son mieux pour dépeindre la mort de sa mère et nous sommes presque 80 ans plus tard. C'est difficile pour la génération actuelle, ces enfants ne connaissent même pas le 11 septembre, ils n'étaient même pas nés. Pour moi, c'était sa façon de faire passer le message.(...) Même si vous retiriez ce livre, je voudrais que mon enfant le lise, parce que nous devons éduquer nos enfants. Est-ce que ces mots sont acceptables ? Non, pas du tout, mais le problème est que nous sommes à 80 ans de l'Holocauste lui-même. (...) Je suis passionnée par l'Histoire et je ne voudrais pas priver nos enfants de cette opportunité. Est-ce qu'on va enseigner ces mots, en dehors de ce livre, comme des mots de vocabulaire ? Bien sur que non, vous me connaissez mieux que ça." Un autre explique comment est utilisé l'ouvrage à des fins pédagogiques : "A la fin de ce module, les élèves ont passé deux mois à parler de l'Holocauste. Pour montrer qu'ils ont compris ce qui s'est passé, ils écrivent leur propre récit en prétendant avoir interviewé un témoin de l'Holocauste. Ils créent des panneaux de bandes dessinées pour représenter visuellement une part de leur récit et ils le présentent à leurs pairs. (...) Notre texte d'ancrage est Maus. Et nous avons toutes ces documents supplémentaires que nous regardons tout au long de ce module et qui s'appuient sur ce texte d'ancrage. Nous regardons des interviews de survivants de l'Holocauste, des articles de presse de la BBC, du Los Angeles Times, du Guardian, des récits de survivants et des extraits d'autres livres. Il y a même une partie où nous nous rendons à la Bibliothèque virtuelle juive et où nous examinons certaines sélections de celle-ci. Tous ces éléments permettent de développer les connaissances de base et sont adaptés au niveau scolaire de nos élèves. "
Peine perdue, le comité a bien voté le bannissement du livre et, malgré la levé de bouclier médiatique, persiste et signe dans un communiqué sur son site. "L'un des rôles les plus importants d'un conseil d'éducation élu est de refléter les valeurs de la communauté qu'il sert.(...) Dans l'ensemble, le conseil a estimé que cette œuvre était trop orientée vers les adultes pour être utilisée dans nos écoles. Nous n'enlevons rien à la valeur de Maus, qui est une œuvre littéraire importante et significative, pas plus que nous contestons l'importance d'enseigner à nos enfants les leçons et les réalités historiques et morales de l'Holocauste. Au contraire, nous avons demandé à nos administrateurs de nous indiquer d'autres travaux qui permettraient d'atteindre les mêmes objectifs éducatifs d'une manière plus appropriée à l'âge des enfants."
Levée de bouclier
La décision a été rendue publique le 26 janvier, soit la veille de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste. Le plus mauvais timing possible, donc. Les réactions ne se sont pas faites attendre, à commencer par Art Spiegelman lui-même, interrogé par CNBC: "Je suis un peu déconcerté par ça. J'ai rencontré tellement de jeunes gens qui ont appris des choses grâce à mon livre. Je comprends aussi que le Tennessee est manifestement dément. Il y a quelque chose de très, très détraqué qui se passe là-bas." D'autres auteurs de comic-books se sont également exprimés:
There's only one kind of people who would vote to ban Maus, whatever they are calling themselves these days. https://t.co/fs1Jl62Qd8
— Neil Gaiman (@neilhimself) January 26, 2022
"Il n'y a qu'une seule sorte de personnes qui peut voter le bannissement de Maus, quelques soit le nom qu'elles se donnent aujourd'hui. "
Maus is one of—if not the—greatest works of graphic storytelling ever. It is horrifying and beautiful, bombastic and subtle, universal and yet incredibly personal. It should be read and it should be taught. pic.twitter.com/I79cDHKBX8
— Tom King (@TomKingTK) January 27, 2022
"Maus est l'une, sinon la, plus grande œuvre de narration graphique jamais réalisée. Elle est à la fois horrible et belle, grandiloquente et subtile, universelle et pourtant incroyablement personnelle. Il faut la lire et l'enseigner."
https://twitter.com/DerfBackderf/status/1486708760634703872?t=ePDnp1uzhn-TgJGXC0xYyg&s=19
" L'interdiction de Maus dans une école du Tennessee est en train d'attirer une attention des médias, que n'ont pas eu les 6 derniers mois de purges de romans graphiques dans diverses écoles des États républicains. Cela m'irrite, car j'en parle depuis août dernier, mais je suis heureux que les gens se réveillent. Et, au cas où l'interdiction de Maus remuerait les récentes critiques de Spiegelman dans certains secteurs du monde de la bande dessinée (vieux blanc riche, qui s'en soucie ? Bla bla bla), la quasi-totalité des NOMBREUSES purges de romans graphiques dans les écoles ces derniers temps concernaient des comics autour des queers. Ne vous faites pas d'illusions. C'est important. Peut-être que bannir Spiegelman va enfin attirer l'attention des médias et susciter une opposition généralisée à cette merde. J'ai l'impression de gueuler dans le vent depuis août dernier, quand MON livre a été éliminé au Texas."
Le tweet de Derf Backderf vient en effet rappeler que depuis plusieurs mois, ce sont non seulement de nombreux ouvrages qui sont interdits de classes par des associations de parents un peu trop conservatrices (dont les BDs Mon ami Dahmer, Mes ruptures avec Laura Dean, Le nouveau, Y Le dernier homme ou encore V pour Vendetta), mais que ce sont aussi de nombreuses lois "encadrant" l'enseignement qui sont promulguées dans les états droitiers, notamment en ce qui concerne les théories de races et de genres.
Résistance
Cependant, la résistance s'organise. Plusieurs personnalités, comme des patrons de librairies spécialisés (Ryan Higgins, de Comics Conspiracy en Californie) ou des artistes (Steven S. DeKnight, Mitch Gerads) ont proposé aux habitants de McMinn qui le souhaiteraient de leur offrir des exemplaires de Maus. Une librairie spécialisée de Knoxville, Nirvana Comics, a lancé une campagne de donation pour pouvoir offrir des exemplaires gratuits aux élèves de McMinn et qui atteint les 70 000 dollars en quelques jours. Maus truste maintenant les premières places des ventes d'Amazon dans la catégorie de Romans Graphiques. La controverse semble avoir pousser les gens à lire -ou à relire- par eux-même l'oeuvre de Spiegelman, ce qui est plutôt rassurant. Jeff Trexler, l'actuel directeur du Comic Book Legal Defense Fund qui s'occupe justement de défendre la liberté d'expression dans la bande dessinée, estime que cette affaire "illustre pourquoi il est si important que les élèves puissent apprendre la pensée analytique par l'interprétation de romans graphiques. La capacité à comprendre la fusion du mot et de l'image est essentielle à la littératie du 21e siècle. Si nous ne reconnaissons pas le fonctionnement de cette interaction entre le mot et l'image, nous nous exposons à prendre des décisions qui vont à l'encontre de nos valeurs civiques fondamentales, comme l'a fait cette école."
Et les contre-attaques ne viennent pas forcement de là où on les attendait. Ainsi l'Eglise Épiscopale de Saint Paul, situé justement dans le comté de McMinn, organise le jeudi 03 février une lecture publique de Maus ! Le descriptif de l’événement indique: "Trop d'églises chrétiennes en Europe et aux États-Unis n'ont pas élevé de protestations contre les événements qui se déroulaient sous la direction d'Hitler en Europe, se détournant de la souffrance et de l'oppression par peur ou par le sentiment erroné que ces événements ne les concernaient pas. Nous savons que la violence antisémite n'est pas une chose du passé, mais qu'elle touche aujourd'hui des communautés dans le monde entier et dans notre propre État. Dans l'Église épiscopale, lors de notre baptême, nous nous engageons à lutter pour la justice et la paix entre tous les peuples, et à respecter la dignité de chaque être humain. Ensemble, plongeons dans cette histoire afin de mieux vivre cet appel à notre époque et dans notre communauté."
Sans doute le meilleur pied de nez que l'on pouvait faire aux cul-bénis du conseil des écoles du comté de McMinn !
Pour information, Maus est toujours disponible en français aux éditions Flammarion et comme le dit Art lui-même: