Alan Moore est une figure majeure des comic books. Créateur de Watchmen, V pour Vendetta, Batman: The Killing Joke, From Hell, La Ligue des gentlemen extraordinaires et de nombreuses autres œuvres cultes, le génie de l'auteur britannique fait l'unanimité chez les lecteurs de comics – chose plutôt rare, surtout de nos jours.
Pourtant, "les fans ont empoisonné le monde", affirme sans détour l'auteur. Une déclaration forte qui s'inscrit dans la continuité de ses observations sur l'évolution de la culture populaire et son impact sur la société.
Le fandom, contraction de "fanatic" (fanatique) et "domain" (domaine), désigne l'ensemble des attitudes et de la culture des fans autour d'une œuvre ou d'un média. D'abord utilisé pour décrire des comportements obsessionnels, le terme s'est progressivement étendu pour englober toute forme d'enthousiasme pour un sujet culturel.
Dans un texte publié par The Guardian, Alan Moore revient sur ses propos d'il y a dix ans concernant l'impact des films de super-héros sur la société. À l'époque, il suggérait que les files d'attente d'adultes pour ces films étaient potentiellement le signe d'un arrêt émotionnel, avec des implications politiques et sociales inquiétantes. Une position qui lui avait valu de vives critiques, certains allant jusqu'à demander son extradition aux États-Unis pour "crimes contre la super-humanité" – une réaction pour le moins excessive qui, selon lui, ne faisait que confirmer ses craintes.
Qu'est-ce qui a changé dans la culture des fans ?
Le paysage des conventions a radicalement évolué depuis les années 1960. Alan Moore se remémore sa première expérience lors d'une convention à Londres en 1969, un rassemblement intime d'à peine une centaine de passionnés, principalement des adolescents.
"Les entreprises de comics, n'ayant aucun intérêt financier pour une poignée d'adolescents sans le sou, n'étaient heureusement pas représentées", se souvient-il. L'ambiance était alors à la création et à l'innovation, avec la publication de fanzines et un véritable désir d'élever le médium.
"La seule chose qui unissait l'assemblée était sa passion pour un média narratif sous-estimé, et le verdict consensuel des cognoscenti de 15 ans était que les hommes musclés en costume étaient le principal obstacle empêchant les adultes de prendre les comics au sérieux."
Pourquoi le Comicsgate symbolise-t-il cette dérive ?
Le Comicsgate, mouvement controversé dans l'industrie des comics, illustre parfaitement cette évolution toxique selon Moore. Il observe une tendance croissante à un réflexe belligérant, "le plus souvent de la part d'hommes blancs d'âge mûr conservateurs", qui s'étend désormais à de nombreuses communautés de fans. Cette hostilité se manifeste particulièrement envers les créateurs qui tentent de moderniser ou diversifier les comics traditionnels. Il nuance toutefois :
"Il existe, bien sûr, des fandoms tout à fait bénins, des réseaux d'individus coopératifs qui aiment la même chose, peuvent discuter avec d'autres personnes partageant le même passe-temps et, surtout, se soutenir les uns les autres dans les moments difficiles. Ces sous-cultures saines sont toutefois moins susceptibles d'avoir un impact sur la société que les fandoms plus stridents et présomptueux."
Comment le fandom influence-t-il notre société ?
L'impact des communauté de fans dépasse largement le cadre du divertissement. Alan Moore constate que ces attitudes toxiques contaminent désormais la sphère politique et, plus largement, l'ensemble de notre quotidien. En quelques décennies à peine, notre société s'est métamorphosée en un territoire où les communautés de fans dictent les tendances, les contenus et même les débats. Le reste de la population se retrouve spectateur, contraint de naviguer dans un espace culturel qu'il n'a pas choisi et qui lui est souvent hostile. Cette mainmise est particulièrement visible dans l'industrie du divertissement :
"Nos divertissements peuvent être annulés prématurément en raison d'une réaction défavorable des fans, et nous pouvons subir des croisades largement misogynes telles que Gamergate ou Comicsgate de la part de ceux qui pensent que 'gate' signifie 'conspiration'", observe-t-il avec une ironie mordante.
Selon Moore, cette dérive s'étend jusque dans notre vie démocratique. Les élections prennent désormais l'allure de télé-réalités, où les candidats sont jugés sur leur capacité à divertir plutôt que sur leurs programmes. Moore souligne que les électeurs de Donald Trump et Boris Johnson sont davantage séduits par leurs performances dans des émissions de divertissement que par leurs compétences politiques. L'ancien présentateur de The Apprentice et l'ex-chroniqueur d'émissions humoristiques britanniques ont su capitaliser sur leur notoriété médiatique pour accéder au pouvoir, transformant la politique en spectacle permanent.
Alan Moore conclut son analyse par une réflexion sur la nature même du fandom.
"Un enthousiasme fertile et productif peut enrichir la vie et la société, tout comme déplacer ses frustrations personnelles dans des tirades venimeuses sur son hobby d'enfance peut les dévaluer."
Il invite à repenser notre rapport à la passion, à retrouver une forme d'enthousiasme constructif qui enrichit plutôt que d'alimenter des comportements toxiques. Pour Moore, il est possible d'apprécier une œuvre, un média ou un divertissement sans tomber dans l'excès ou le fanatisme. L'important est de maintenir une distance critique et de ne pas laisser nos passions consumer notre jugement ou dicter nos choix sociétaux.
"Aimer simplement quelque chose, c'est OK. Vous n'avez besoin ni de la machette, ni du mégaphone."
À travers cette analyse, Alan Moore nous livre une mise en garde qui résonne particulièrement à l'heure où la frontière entre divertissement et politique semble de plus en plus floue.