Bruce n'est plus tout puissant. Souffrant d'aphasie (symptôme d'une affection dont la nature n'a pas été communiquée) qui lui laisse des troubles de communication importants, l'acteur Bruce Willis a décidé de mettre fin à sa carrière. Une carrière où il aura construit un véritable archétype : celui d'un super-héros tout à fait normal.

L'esprit comic book

Rien ne prédestinait Willis à devenir une star de blockbusters. Issu d'une famille ouvrière, il exerce divers métiers (agent de sécurité, barman) avant de s'engager dans la comédie. Il écume d'abord les théâtres de New York avant de partir pour Los Angeles où il décroche le rôle de David Addison dans la série Clair de lune (Moonlighting, Glen Gordon Caron,1985-1989). Il est aussi à l'affiche de la comédie de Blake Edwards, Boire et déboires (Blind Date, 1987). Pré-catalogué dans les rôles de charmeur facétieux, son image changera drastiquement avec le film suivant.

Lorsque Jeb Stuart, scénariste, Joël Silver, producteur, et John McTiernan, réalisateur, travaillent sur Piège de cristal (Die Hard, 1988), leur héros est un policier plutôt BCBG et leurs yeux sont tournés vers Richard Gere pour l'interpréter. Celui-ci refuse obstinément et Silver se rabat sur le poulain de l'agent Arnold Rifkin, Bruce Willis. Ce sera une véritable rencontre entre l'acteur et le personnage de John McClane. Willis apporte sa gouaille et son côté "homme du peuple" au personnage*. Avec lui, McClane est un flic de la classe ouvrière, caustique et se moquant de toute forme d'autorité. Il a des problème matrimoniaux, un caractère de cochon, mais s'impose par sa ténacité, sa force de volonté. Il se rapproche en cela d'un Spider-Man tel que Stan Lee l'imaginait, un héros aux problèmes très humains, mais qui face au danger, en rigole et se permet de moquer ses adversaires souvent trop confiant et suffisant. Dans Piège de cristal, Willis installe ainsi un véritable archétype, celui du héros que rien n'arrête, uniquement mû par sa volonté, malgré les blessures et son corps défaillant. En cela, il incarne sans conteste un véritable super-héros. McClane par Willis, c'est le Spider-Man de Ditko qui parvient à se libérer de tonnes de gravats, c'est Daredevil se lançant dans le vide uniquement tenu par un câble, c'est Wolverine qui revient des égouts du Club Des Damnés plus sauvage que jamais après une bonne raclée.

Bien avant que les effets spéciaux ne le rendent possible, Bruce Willis va ainsi littéralement incarner l'esprit comic book sur grand écran.

Il retrouvera John McClane au cours de quatre long-métrages supplémentaires **, pour le meilleur (Une journée en enfer, John McTiernan, 1995), le gentiment distrayant (58 minutes pour vivre, Renny Harlin,1990 ; Die Hard 4 : Retour en enfer, Len Wiseman, 2007) ou le carrément indigne (Die Hard : Belle journée pour mourir, John Moore, 2013), mais trouvera aussi d'autres personnages à sa (dé)mesure comme le virevoltant et cartoonesque Hudson Hawk (Hudson Hawk, Gentleman et cambrioleur, Michael Lehmann, 1991), le détective désabusé Joe Hallenbeck (Le dernier samaritain, Tony Scott,1991), le boxeur qui se fera vengeur Butch Coolidge (Pulp Fiction, Quentin Tarentino, 1994) ou le voyageur temporel perturbé James Cole (L'armée des 12 singes, Terry Gilliam, 1995). Si le héros willisien est toujours très terre-à-terre, il ne s'interdit pourtant pas des escapades vers l'ailleurs pour devenir un sauveur de l'humanité comme Korben Dallas (Le cinquième élément, Luc Besson,1997) ou Harry Stamper (Armageddon, Michael Bay, 1998).

Un acteur méta

Plusieurs fois, il jouera dans des adaptations filmiques de comics. Il incarne Tom Greer dans Clones (Jonathan Mostow, 2009), l'adaptation de The Surrogates (Top Shelf) de Robert Venditti et Brett Weldele. Par deux fois (Red, Robert Schwentke, 2010 ; Red 2, Dean Parisot, 2013), il endosse le rôle de l'agent Frank Moses tiré de la mini-série Red (DC/Wildstorm) par Warren Ellis et Cully Hamner. Surtout, il incarne Hartigan dans les deux Sin City (Robert Rodriguez & Frank Miller, 2005, 2014) où, grâce à la technologie numérique, il semble se fondre littéralement dans les planches du polar de Frank Miller. Plus que jamais, le corps de l'acteur devient un corps allégorique, à mi-chemin entre réalité et fiction.

Et s'il y a un réalisateur qui a parfaitement compris et mis en pratique cette facette de Willis, c'est bien M. Night Shyamalan. Dans Sixième Sens (1999), Willis est le docteur Malcolm Crowe, thérapeute qui vient en aide à un jeune garçon (Haley Joel Osment) prétendant voir des fantômes. À la fois présence physique rassurante pour l'enfant en manque de figure paternelle et présence éthérée, impalpable, de par sa propre nature qui ne sera révélée qu'à la fin du film. Crowe/Willis se révélera alors comme un lien, un pont entre deux mondes.

Et si, finalement, Bruce Willis n'a jamais joué de héros costumés à super-pouvoirs, quintessence du corps altéré dans les comic books, Shyamalan l'en a approché plus qu'aucun autre. Dans Incassable (2000), il est David Dunn, un banal monsieur tout-le-monde qui se découvre des capacités physiques hors-normes. Sa solidité physique est contrebalancée par celle d'Elijah Price (Samuel L. Jackson), un collectionneur de comics souffrant de la maladie des os de verre, qui sera son mentor pour devenir une figure super-héroïque. Une mystérieuse silhouette en capuche qui deviendra une légende urbaine, "le Superviseur". Par deux fois, Shyamalan retrouvera son super-héros. D'abord dans Split (2017) pour une courte apparition, puis dans Glass (2019) où il l'oppose à un "super-vilain", Kevin Crumb (James McAvoy).

G.I. Bruce

Petit à petit, cependant, l'image héroïque incarnée par Bruce Willis va évoluer. De celle d'un corps "comicsien" en diable, elle va bifurquer vers celle, beaucoup plus univoque, du militaire (ou paramilitaire). Ce sera d'abord à la marge (mais de façon assez prémonitoire), avec le général Devereaux dans Couvre-feu (The Siege, Edward Zwick,1998) où il campe un général aux méthodes intransigeantes en lutte contre des terroristes islamistes, puis de façon beaucoup plus régulière au cours des années 2000 comme dans Les larmes du soleil (Tears of the Sun, Antoine Fuqua, 2003), The Astronaut Farmer (Michael Polish, 2007) ou encore Planète Terreur (Planet Terror, Robert Rodriguez, 2007). Un syndrome post-11 septembre peut-être, mais les spectateurs et Hollywood s'habituent à voir Bruce en uniforme militaire. Dans Die Hard 4 : Retour en enfer, la transformation est actée. Le crane rasé, la masse physique décuplée, la garde-robe aux couleurs kakies : John McClane n'est plus un super-flic, mais un super-soldat. Un sillon qui sera creusé tout au long des années suivantes que ce soit dans les Red, le Die Hard suivant, les deux premiers Expendables (Sylvester Stallone, 2010; Simon West, 2012) ou encore dans le paroxystique G.I. Joe : Conspiration (G.I. Joe 2: Retaliation, Jon Chu, 2013) où il est le général Joseph "Joe" Colton, le premier G.I. Joe .: l'homme qui servit de modèle à l'archétype du soldat américain.

Avec l'âge venant, comme de nombreux acteurs vieillissants, Willis aura deux façon d'aborder sa carrière. La première consiste à prendre un certain recul avec son image, que ce soit par le décalage comme, par exemple, avec Looper (Rian Johnson, 2012) où il joue la doublure âgé du héros incarné par Joseph Gordon Levitt, ou par la caricature ironique comme avec les Expendables. La seconde consiste à se conformer servilement à son image, ce qu'il fera totalement dans la dernière ligne droite de sa cinématographie, enchaînant les produits Direct-to-Video où il reprend, sans recul aucun, les mêmes motifs de personnages. Un choix tactique – pointé par une catégorie entière dédiée aux Razzies Awards – qui finira par s'éclaircir avec l'annonce de son état de santé. Afin de profiter de quelques années de retraite méritée, Willis aurait accumulé les films – et les cachets – sans véritable autre discernement que celui de pouvoir travailler peu et avec un minimum de dialogues à retenir, afin de pouvoir se mettre financièrement à l'abri, sa famille et lui. Une stratégie très prosaïque, mais qui aura le mérite d'expliquer beaucoup de chose.

Aujourd'hui, celui qui avait fait de son corps, de sa voix, de son image un véhicule à idées semble avoir perdu la possibilité de communiquer. Une ironie de la vie qui ne devra pas gâcher notre appréhension de la carrière d'un comédien dont les choix ou la façon d'être utilisé par certains réalisateurs disent beaucoup sur la pop culture et l'entertainement de ces trente dernières années.

 

*Au point que pour contrebalancer ce choix, l'antagoniste Hans Gruber sera modifié pour en faire un dandy, amateur de mode et à l'éducation supérieure, magnifié par l'interprétation du comédien britannique Alan Rickman.

**Cinq si on compte l'anecdotique apparition méta dans Alarme Fatale (National Lampoon's Loaded Weapon, Gene Quintano, 1993)

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