Artima/Arédit ne dira probablement rien aux plus jeunes d’entre nous. Et pourtant, cette maison d’édition, active de 1943 jusqu’à la fin des années 80, est l’un des acteurs majeurs de l’importation et de la diffusion des comics en France. Elle a par exemple été la première à publier des titres emblématiques comme Teen Titans, Swamp Thing, Crisis On Infinite Earths ou encore Watchmen. Pourtant, l’histoire de cette maison d’édition et de son fondateur, Emile Keirsbilk, reste encore peu documentée.
C’est désormais chose faite avec Planète Arédit, un livre signé Benoît Bonte et coédité par PLG et Néofélis. Benoît, qui a consacré quatre ans à rassembler toutes les informations disponibles sur cet éditeur, bénéficie de plus d’un avantage indéniable puisqu’ il a lui-même travaillé pour Arédit dans les années 80 ! Dans cet ouvrage, il livre non seulement le fruit de ses recherches mais aussi son expérience personnelle au sein de l’une des maisons de comics les moins documentées de France.
Planète Arédit s’annonce donc comme une lecture incontournable pour tout lecteur qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de la bande dessinée en France et des comics en particulier. Nous avons eu le plaisir d’interviewer Benoît, qui revient plus en détail sur son livre.
Superpouvoir : Bonjour Benoît, pourriez vous vous présenter à nos lecteurs ?
Benoît Bonte : Je suis né en 1958. Planète Arédit est mon deuxième ouvrage après Sexties, les filles du terrain vague également publié par PLG. Sexties évoque les bandes dessinées d’Éric Losfeld, un éditeur qui a révolutionné la BD française en publiant les premières BD pour adultes. À titre personnel, Planète Arédit est un sujet que je connais bien puisque j’ai travaillé pour eux dans les années 80. C’était même mon premier boulot ! J’étais dessinateur et je faisais des compléments de dessin, des illustrations et puis même quelques couvertures. Par la suite j’ai fait également de la bande dessinée. J’ai commencé à publier mes premières BD à peu près à l’époque où j’étais chez Arédit et j’ai produit quelques albums (la série des Sherlock Holmes chez Soleil) tout en travaillant dans la VPC en tant que concepteur graphique.
Superpouvoir : Comment êtes-vous entré chez Arédit ?
Benoît Bonte : J’avais déjà essayé de faire un peu de BD, et en revenant de l’armée, je cherchais du travail dans la pub. Je suis tombé sur une annonce pour un poste de dessinateur. C’est ainsi que j’ai débuté chez Arédit, au début des années 80. Là-bas, j’ai rencontré d’autres dessinateurs, et c’est vraiment dans cet environnement que j’ai perfectionné ma technique.
Superpouvoir : Quel était votre travail chez Arédit ?
Benoît Bonte : Mon rôle principal était de faire des raccords de dessin. Pour adapter les comics américains au format de poche, il fallait en effet remonter les planches. Les originaux comptaient souvent 6 ou 7 vignettes qu’il fallait retravailler pour le format poche en 4 vignettes par page, ce qui laissait des espaces vides sur les côtés. Notre travail consistait à combler ces blancs, une tâche plus ou moins difficile selon le style du dessinateur original. Avec certains, comme Russ Heath, le roi des croisillons et hachures, c’était un véritable défi !
Par la suite les dessinateurs ont pu commencer à faire des illustrations de tous genres. En effet, pour obtenir l’accord des commissions paritaires, Arédit était obligée de publier des articles illustrés qui n’avaient rien à voir avec de la BD. J’ai aussi réalisé plus rarement des couvertures, une quinzaine en quelques années. On faisait très peu de couvertures en réalité.
Superpouvoir : Combien de personnes travaillaient alors là-bas ?
Benoît Bonte : Difficile à dire précisément car il fallait compter l’ensemble de la production, de la distribution et du montage. Dans les bureaux, on était une trentaine. Il y avait environ 4 ou 5 dessinateurs selon les périodes, autant de monteuses, et quelques rédactrices. Mais avec les ateliers de façonnage et de stockage, cela pouvait fluctuer. Nous n’étions pas une véritable industrie à l’américaine : ça restait artisanal mais c’était une entreprise d’une taille honorable.
Superpouvoir : Et comment était l’ambiance de travail ?
Benoît Bonte : Franchement, c’était très monacal ! J’en parle beaucoup dans le livre. Il y avait une discipline de fer, et les conversations étaient interdites. C’était une atmosphère très scolaire voire rétrograde, même si cela s’est assoupli dans les années 80. Les témoins des années 60 que j’ai interrogé pour mon livre m’ont dit que c’était encore pire à leur époque ! Un collègue a même plaisanté en disant que, comparée aux ateliers d’Arédit, la librairie du Nom de la Rose était bien plus Rock’n Roll !
Superpouvoir : Est-ce que vous aviez des retours sur votre travail, sur le nombre d’exemplaires vendus ?
Benoît Bonte : Non, aucun retour ! On n’était que des exécutants, des grouillots, alignant les illustrations qu’on devait produire en moins d’une heure, voire deux pour une couverture. Quant aux compléments de dessin, il fallait réaliser 6 ou 7 pages par jour. Vers la fin, nous avons eu un peu plus de reconnaissance, parce que beaucoup d’entre nous tentaient de placer des dessins dans des publications extérieures. On était mieux considérés. Le travail de dessinateur de complément est tellement particulier ! Je me rappelle très bien que lorsque je leur avais présenté un dossier avec des BD, on m’a répondu que « ce n’est pas vraiment ce que vous allez faire ici ! ». On était là que pour retoucher et faire « tomber » de la page au kilomètre.
Superpouvoir : J’imagine donc que vous ne preniez pas le temps de lire ce que vous retouchiez ?
Benoît Bonte : Non ! Et à vrai dire, je n’étais même pas fan de comics ! Bien sûr, j’ai découvert et apprécié des auteurs comme Joe Kubert ou John Buscema, mais ma culture était avant tout européenne. Les super-héros ne m’ont jamais vraiment passionné. D’ailleurs, chez les dessinateurs d’Arédit, personne n’était vraiment amateur de comics ; on était tous plutôt branchés franco-belge !
Superpouvoir : Et comment étaient choisis les comics publiés ?
Benoît Bonte : Un peu n’importe comment ! La volonté d’Arédit de faire du comics n’était, à mon avis, qu’une opportunité. Les droits n’étaient pas très chers et le but était avant tout d’inonder le marché et couper l’herbe sous le pied de LUG ou de SAGEDITION.
Superpouvoir : Il y avait une véritable guerre entre ces éditeurs de comics de l’époque ?
Benoît Bonte : Une guerre commerciale. Ils avaient des rapports relativement courtois. De fait, au fil des ans, acheter des licences de comics coûtait beaucoup moins cher que de payer des dessinateurs pour produire des histoires originales, et les comics ont petit à petit pris le pas sur les autres productions. C’est la raison pour laquelle Arédit s’est mis à faire majoritairement des comics. Certainement pas par conviction parce que personne là-bas n’y connaissait quoi que ce soit ! C’est pour ça que c’était fait en dépit du bon sens ! Ils achetaient tout ce qui leur passait sous la main, comme la biographie de Jean Paul II ou celle des Beatles (publiées en VO par DC Comics). Mais dans le lot il y avait quand-même de sacrées séries comme Conan ou Swamp Thing ! Tout est expliqué en détail dans Planète Arédit.
Superpouvoir : Arédit a mis la clef sous la porte à la fin des années 80, vous travailliez encore pour eux ?
Benoît Bonte : Oh non ! J’ai fait partie de la première charrette de licenciement. Après mon départ, ça s’est très vite cassé la figure. C’est une histoire compliquée, il y a eu des rachats, des reventes et cetera. Le PDG d’Arédit a été poussé très rapidement vers la sortie après le départ des dessinateurs. De toute façon, une fois les dessinateurs partis, Arédit a perduré quelque temps en vivotant de l’écoulement d’une partie des stocks. Ils ne pouvaient clairement plus rien faire. Je suis parti au printemps 87 et je pense qu’à la fin de l’année il n’y avait plus personne.
Superpouvoir : Et ensuite ?
Benoît Bonte : J’ai réalisé des récits complets dans Circus pour Glénat et des albums mais j’ai toujours eu un boulot à côté. Heureusement d’ailleurs !
Superpouvoir : Et qu’est ce qui vous a donné envie de faire ce livre, Planète Arédit, presque 40 ans plus tard ?
Benoît Bonte : C’est une bonne question ! Je ne sais pas, peut-être qu’en vieillissant on commence à faire le point sur les étapes importantes de son existence et les années passées chez Arédit en font partie ! J’avais déjà réalisé Sexties qui m’avait pris 2 ans de travail. Et puis, pour vous dire la vérité, je voulais refaire un peu de BD. Et je me suis dit que raconter ce qui se passait chez Arédit à l’époque serait une bonne idée. Je voulais réaliser une sorte de roman graphique un peu comme le journal que Serge Clerc avait réalisé pour raconter son expérience aux humanoïdes associés. Je me suis donc documenté, j’ai repris quelques contacts et puis en y réfléchissant bien, j’ai réalisé qu’il y avait matière à faire un livre intéressant, d’autant plus qu’il n’y a absolument aucune littérature sur le sujet qui ne soit pas incomplète, voire erronée. Pour moi, ça valait le coup de se pencher sur le sujet et j’ai commencé à faire des recherches, repris quelques contacts et retrouvé quelques témoins de l’époque. Enfin, ceux qui étaient encore en vie car beaucoup de personnes sont depuis décédées. J’ai voulu raconter l’histoire d’Arédit et de son patron à travers mon expérience personnelle et celle de différents témoins, mais pas uniquement. Émile Keirsbilk avait, pour le moins, une sacrée personnalité qui méritait qu’on lui consacre un livre. Planète Arédit est donc composé d’une partie sur l’histoire de la firme mais aussi d’une partie autobiographique sur les 7 années que j’ai passées là-bas et l’ambiance qui y régnait. Il contient aussi une partie plus technique qui montre dans le détail comment on remontait et on retouchait les planches de comics à l’époque ainsi que le système de production des formats poche et des revues en couleur. C’est un énorme bouquin de 450 pages ! Mon éditeur n’arrêtait pas de me dire : « Tu as mis tellement de choses, tellement d’informations et de détails, que ça va être impossible à lire d’une traite ». Après ce n’est pas un livre bibliographique car il est impossible de savoir si les publications Arédit ont été recensées de manière exhaustive. Parfois il n’y avait pas de dépôt légal, pas de date et certaines revues ont été rééditées de nombreuses fois, parfois même avec une autre couverture. C’est un vrai bazar ! Je pense que Planète Arédit est quand même assez concis et précis dans les informations qu’il apporte. J’espère qu’il intéressera les gens qui vont le lire. D’ailleurs, on a prévu de se voir avec les dessinateurs d’Arédit pour la sortie du bouquin !
Superpouvoir : Où sera disponible le livre ?
Benoît Bonte : Comme c’est une coédition, il y aura 2 couvertures différentes, une pour PLG et une autre pour Néofélis. L’édition de PLG sera disponible en librairie, sur le site de PLG et sur les sites marchands tandis que la deuxième ne sera disponible que sur le site de l’éditeur Néofélis.com avec un ex-libris reprenant une couverture que j’ai réalisée pour la revue Hulk, peut-être la première que j’ai faite pour l’éditeur d’ailleurs. La couverture de l’édition PLG est signée Raoul Giordan dont le style représente parfaitement pour moi l’Arédit de la grande époque tandis que celle de Néofélis est un peu plus orientée comics.
Superpouvoir : Pour conclure, que retenez-vous de ces années chez Arédit ?
Benoît Bonte : Une sacrée aventure et beaucoup d’expérience emmagasinée mais c’était quand-même une boîte de fous ! (rires)
Planète Arédit (432 pages, 32 €) de Benoît Bonte est disponible dans les librairies, les sites marchands, le site de l'éditeur PLG et aussi sur le site de l'éditeur Néofélis.
Un grand merci à Benoît pour sa gentillesse, sa réactivité et sa disponibilité !