Nous sommes aujourd’hui dans les locaux de Piktura, au cœur du bâtiment Link de la Plaine Images, en compagnie de Sébastien Herbaux et d’Hervé Créac’h pour poursuivre la réflexion amorcée lors de la conférence consacrée au modèle économique de la bande dessinée numérique qui vient de se tenir lors du festival PIX. Avant d’aborder le fond du sujet, prenons un moment pour faire les présentations. Puisque nous sommes chez Piktura, la parole revient naturellement à Sébastien.
Sébastien Herbaux : Nous sommes effectivement dans le bâtiment du Link, qui représente le cœur de la filière illustration. Au sein de l’école, nous proposons quatre parcours : animation 2D, animation 3D, jeux vidéo, et notre dernier venu, la filière illustration, que j’ai lancée il y a maintenant cinq ans. Cette filière se consacre à l’illustration et à l’image sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de graphisme ou d’édition. Notre ambition est de former des artistes à la fois sur des techniques traditionnelles du dessin et sur des pratiques numériques, ce qui nous amène naturellement à nous intéresser à la bande dessinée numérique.
Hervé Créac’h : Je vais vous présenter brièvement Ankama et Allskreen. Ankama est une entreprise créée il y a une vingtaine d’années, connue pour l'univers qu'elle a développé : le Krosmoz. Cet univers est notamment porté par deux licences phares : Dofus, un jeu qui a marqué l’histoire en étant le premier du genre à sortir avant World of Warcraft, quelques mois avant, d’ailleurs, dont ils se sont largement inspirés. Et bien sûr, il y a la série animée Wakfu, qui a connu un énorme succès à partir de 2010 et continue de briller, notamment avec la sortie de la saison 4 l’année dernière, qui a fait un véritable carton sur France Télévision. Pour Ankama, l’objectif est de s’impliquer dans les nouveaux médias et de trouver sa place dans cet univers en constante évolution.
Et quand on parle de nouveaux médias, la bande dessinée s’impose comme une évidence. D’ailleurs, Ankama possède une filiale dédiée, Ankama Édition, spécialisée dans la création de bandes dessinées aux influences mangas françaises, tout en conservant une direction artistique unique, propre à la maison. Ce pôle est toujours en quête de nouveaux auteurs et d’univers originaux, un terrain fertile pour des projets décalés. Parmi les œuvres phares, on peut citer Radiant, une licence marquante du manga français, mais aussi l’adaptation de Sherlock Holmes en bande dessinée.
En parallèle, Allskreen, une filiale d’Ankama, fonctionne de manière autonome tout en collaborant étroitement avec son entreprise mère. Allskreen, comme son nom l’indique, est une plateforme dédiée aux webtoons. Nous y adaptons le catalogue d'Ankama, notamment les célèbres licences Dofus et Wakfu, en formats verticaux scrollables, typiques des webtoons. Ce qui distingue Allskreen d’Ankama Webtoon, c’est notre volonté de conserver une certaine neutralité, afin d’accueillir d’autres éditeurs, comme les Éditions du Lombard, qui ont rejoint la plateforme en janvier, lors du festival d’Angoulême, et d’autres partenaires à venir courant 2025. Mais attention, c’est encore top secret.
Superpouvoir : Allskreen est une plateforme de webtoon, et il semble qu’elle ne soit pas réservée aux seules productions d'Ankama ou du Lombard. Peut-on également y retrouver des créations d’autres éditeurs ou même des projets d'auteurs indépendants ? Par exemple, les étudiants de l’école Piktura, après avoir appris à créer un webtoon, peuvent-ils proposer leur travail sur la plateforme d’Allskreen ?
Hervé Créac’h : Oui, tout à fait, mais ça se fera de deux manières. D’abord, du côté d’Ankama, nous avons choisi de nous concentrer sur l’exploitation de nos propres licences existantes, en les adaptant au format webtoon, car ces univers sont déjà bien établis et disposent d'un public fidèle. Ce n’est donc pas principalement l’œuvre d’auteur que nous recherchons, mais plutôt des projets spécifiques aux univers déjà connus, souvent sous forme de commandes artistiques.
Cela dit, en ce qui concerne des écoles comme Piktura, nous sommes bien ouverts à recevoir des propositions de projets originaux. Si un étudiant de Piktura a développé un webtoon qui nous séduit, il peut tout à fait venir présenter son travail. Nous avons déjà eu quelques coups de cœur, même si ces propositions restent assez rares. L’une de nos priorités est que des écoles comme Piktura forment des auteurs compétents dans tous les aspects du processus de création : scénarisation, storyboard, dessin, et colorisation. Ces compétences sont cruciales et c’est ce genre de profil que nous recherchons.
Superpouvoir : En parlant de ça, vous formez justement des étudiants à de nombreux métiers liés aux industries créatives et culturelles. Mais plus spécifiquement, en ce qui concerne la bande dessinée numérique, quels sont les domaines d’expertise que vous enseignez ici à Piktura ?
Sébastien Herbaux : Les étudiants suivent un programme très complet. Ils apprennent à utiliser des logiciels spécialisés, comme Photoshop, Illustrator, Clip Studio Paint, Krita, et bien d’autres. Ils s’initient à la colorisation numérique, à la découpe et à la création d'images, en se concentrant sur l’acquisition de compétences techniques essentielles. Pendant les trois premières années, nous privilégions un enseignement technique où ils apprendront à maîtriser l’outil et à créer des visuels efficaces. En parallèle, ils suivent des cours de scénarisation, afin d’apprendre à concevoir des histoires, une compétence qui, en bande dessinée, est tout aussi fondamentale que le dessin. Les étudiants sont ainsi formés à l’ensemble du processus créatif : du scénario à la finalisation de l’image.
Superpouvoir : Donc, en pratique, un même étudiant suit à la fois des cours de colorisation et des cours de scénarisation ?
Sébastien Herbaux : Oui. Pour moi, l’essentiel est que les étudiants soient capables de comprendre une production de manière complète, de A à Z. À la fin de leur troisième année, ils doivent avoir atteint une certaine autonomie. Ils auront travaillé sur des projets, qui sont souvent des commandes professionnelles, et non simplement des projets d’étude. Ce sont des expériences concrètes.
Superpouvoir : Ces commandes professionnelles proviennent-elles, de temps en temps, d'Ankama, surtout étant donné la proximité de vos bâtiments, qui sont séparés de seulement quelques mètres ?
Sébastien Herbaux : En réalité, ce qui est complexe, c’est que l’on ne peut pas vraiment adapter la BD numérique avec Ankama dans le cadre de commandes. Nous travaillons principalement sur des projets papier. Par exemple, cette année, nous collaborons avec les Archives Nationales du Monde du Travail. Leur exposition est accompagnée d'un catalogue qui prendra la forme d’une bande dessinée que nous allons produire. Il s'agit d’un projet en format papier, et bien que l’édition finale soit assurée par leurs soins, tout le travail graphique en amont est réalisé en numérique. Nous collaborons avec un scénariste, et nos étudiants jouent un rôle d’exécutants. Ils vont apprendre à construire une bande dessinée, en passant par toutes les étapes : un brief de départ avec les Archives, la construction globale du projet, et même l’élaboration des devis de l’imprimeur pour en évaluer le coût. L'objectif est de leur permettre de saisir cette notion de production dans sa globalité. L’an passé, par exemple, nous avons développé un projet avec l’Institut catholique de Lille sur la cellule VHD, abordant des thématiques telles que la violence, le harcèlement et la discrimination. Les étudiants de deuxième année ont réalisé un petit épisode de webtoon pour promouvoir cette cellule de soutien et sensibiliser contre ces actes. Ce projet a été porté par le Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l'Innovation. Bien que ce fut un projet d’envergure, étant donné que ces étudiants étaient en deuxième ou troisième année, ils n’avaient pas encore acquis les compétences nécessaires pour intégrer Allskreen. Cela dit, à la fin de leur troisième année, ils auront acquis des compétences techniques solides, et certains pourront peut-être entrer en stage ou s'orienter vers d'autres formats. À terme, pour les étudiants de cinquième année, nous pourrions chercher des profils plus spécialisés dans le scénario. Mais avant ça, il leur faut progresser dans leur formation.
Hervé Créac’h : Puis-je ajouter un point ? C’est intéressant de noter que nous n’envisageons pas de demander à une école de réaliser des adaptations pour nous, en particulier pour des éditeurs. En fait, la transformation d’un catalogue qui ne nous appartient pas implique des impératifs de temps, d'efficacité et même financiers. Nous avons des exigences très strictes en matière de qualité de rendu. Il serait trop risqué de confier l’adaptation de certaines œuvres, surtout celles avec des IP majeures, à une école. Par exemple, il est impensable de confier une adaptation de Thorgal à un stagiaire, même chez le Lombard. Cependant, ce que nous faisons, et ce que nous continuerons à faire, c’est de recruter des stagiaires pour renforcer nos équipes sur des tâches spécifiques, sur des missions ponctuelles et plus courtes. Ces stagiaires, que nous formons en interne, apprennent progressivement le métier à travers des projets de plus en plus complexes.
Sébastien Herbaux : Prenons l'exemple d'un projet comme celui des Archives. Il dure un an et demi. Je commence à le planifier six mois avant la rentrée, et nous lançons la production en septembre, pour la terminer en juin. La durée de production est donc extrêmement longue. Dans la bande dessinée traditionnelle, on parle généralement d’un an et demi de travail, mais dans le cas d’un projet comme celui-ci, une équipe de quinze personnes peut être impliquée.
Et le format est différent. Par exemple, la bande dessinée de 48 pages que nous produisons ici est un format classique. Les étudiants travaillent sur un nombre restreint de pages, et l’histoire est découpée en petites unités narratives. Leur délai de production est donc bien plus long que celui d’un auteur professionnel. Il serait irréaliste de leur demander, en deuxième ou troisième année, d’atteindre le même niveau d’exigence qu’un professionnel dans une production éditoriale réelle.
Hervé Créac’h : Pour donner une idée concrète de l’adaptation d’une œuvre, si nous devons adapter un 48 pages en format webtoon, nous terminons généralement l’adaptation en 4 à 5 jours, avant d’envoyer la version pour validation. Cette rapidité d’exécution est un standard que nous ne pourrions pas atteindre avec une école, où le temps de production serait nécessairement plus long.
Superpouvoir : Revenons sur l’efficacité, car elle est liée à la rentabilité. C’est un aspect important, surtout en ce qui concerne le modèle économique de la BD numérique. Aujourd’hui, existe-t-il un modèle économique pour la BD numérique ? Plusieurs modèles, peut-être ? Et celui d’Ankama fonctionne-t-il réellement ? Ou est-ce qu'Ankama utilise ce modèle économique pour recruter des joueurs qui, ensuite, dépenseront de l’argent sur les jeux vidéo, achèteront des produits Ankama Edition, et ainsi de suite ? Finalement, la partie plus traditionnelle, la bande dessinée, génère-t-elle des profits ?
Hervé Créac’h : C’est une excellente question, car elle touche au cœur de nombreuses réflexions internes. Pour l’instant, nous ne fonctionnons pas en termes de modèle global, mais plutôt en termes d’IP. Nous cherchons à rentabiliser nos licences spécifiques. C’est pour ça que nous exploitons au maximum le transmedia, en intégrant les jeux, les séries animées, et bien sûr les webtoons. Le modèle économique que nous avons développé repose sur ce principe : d'abord, voir ce qu’on peut faire avec le contenu disponible à un instant donné. Si nous disposons de suffisamment de contenu, nous pouvons tester tel modèle économique. En accumulant plusieurs types de contenu, nous pouvons même envisager plusieurs modèles différents. Par exemple, aujourd’hui, nous offrons des packs d’épisodes prépayés, mais demain, il n’est pas exclu que nous proposions aussi un modèle d’abonnement, tout en maintenant la possibilité d’acheter des épisodes à l’unité, comme dans la bande dessinée traditionnelle. Ce modèle hybride permet de conserver la flexibilité d’achat tout en s’adaptant aux comportements des consommateurs modernes.
En revanche, ce qui nous intéresse désormais, c’est d’explorer de nouvelles pistes pour la création de modèles économiques. Quelle est la prochaine étape ? Ces recherches sont interminables, car on a toujours l’impression que l’on se trouve face à un nombre limité de possibilités économiques. Mais non, l’imagination demeure présente, prête à découvrir de nouvelles solutions. Chez Ankama, nous avons plusieurs idées en tête qui nécessitent des démarches juridiques, du développement, des accords, des validations à différents niveaux. C’est un processus long et complexe, mais oui, je suis convaincu que de nouvelles façons de penser le modèle économique émergeront très rapidement, non seulement chez Ankama, mais aussi chez les autres acteurs du marché. Ça dépend également du positionnement des auteurs aujourd’hui : comment ils se rémunèrent, comment ils vivent de leur art. Il y a une pression croissante dans le monde de l’image, une pression d’autant plus grande avec l’arrivée de l’intelligence artificielle et des acteurs coréens et chinois qui s’installent sur le marché. Leurs coûts sont différents des nôtres, ni mieux ni moins bons, mais différents. Ça crée une pression importante sur les auteurs.
Superpouvoir : Par rapport aux étudiants qui sortent de Piktura, tu devras probablement penser à leur futur métier, notamment dans la bande dessinée numérique. Pour toi, ce n’est pas vraiment une problématique, étant donné que tu n’es pas une plateforme d’édition numérique. Donc, les modèles économiques de la BD numérique, c’est surtout un défi pour tes étudiants, qui devront trouver un emploi. Est-ce difficile de trouver un travail dans ce secteur, que ce soit en tant que salarié ou en freelance ? Quels formats existent pour ceux qui souhaitent travailler dans la BD numérique ?
Sébastien Herbaux : La filière que nous avons mise en place englobe délibérément plusieurs axes, car c’est la première chose que je dis aux étudiants : si vous vous contentez de la BD, vous ne sortirez pas. Dans 99 % des cas, il faut être très bon. Aujourd’hui, 80 % de nos étudiants, ou de nos anciens élèves, sont freelances. Pourquoi ? Parce que c’est une réalité dans les métiers de l’illustration et du graphisme. Ils doivent chercher leur propre travail, démarcher des entreprises, proposer des visuels, des concepts.
Superpouvoir : Chez Ankama, vous bossiez très peu avec les freelances.
Hervé Créac’h : Pas forcément. Je parle en ce qui concerne le webtoon. Là, nous faisons appel à un grand nombre de freelances, que ce soit des dessinateurs, des coloristes ou d’autres compétences. Même si Ankama internalise une grande partie de ses opérations, il arrive toujours un moment où l’équipe est au complet, et il devient nécessaire de se tourner vers l’extérieur pour trouver les compétences manquantes. Nous travaillons donc régulièrement avec des freelances.
Sébastien Herbaux : Le principe de l’auteur, c’est qu’il est, par définition, indépendant, que ce soit pour la BD traditionnelle ou numérique. La majorité de nos étudiants seront des indépendants. Qu’ils soient illustrateurs, auteurs, graphistes ou qu’ils travaillent dans l’édition, ce sont des postes qui requièrent une grande autonomie. C’est pourquoi il est crucial pour moi de les rendre autonomes assez tôt dans leur parcours.
Superpouvoir : Ça fait partie du business model d'être autonome ?
Sébastien Herbaux : Complètement.
Superpouvoir : C'est compliqué de travailler en équipe, d'être rentable quand on est plusieurs à bosser sur un webtoon, par exemple. C'est ce que tu veux dire ?
Sébastien Herbaux : Pas tout à fait. S’associer sur un projet peut être très enrichissant. Je les encourage d’ailleurs à développer des compétences multiples, car, par exemple, sur un album traditionnel, on peut avoir trois personnes : un coloriste, un scénariste et un dessinateur. Grâce à cette collaboration, l’album devient cohérent. Dans la BD numérique, le constat est le même. Si j’ai des étudiants qui sont moins bons en colorisation, je leur dis de se concentrer sur ce qu’ils savent faire : la composition ou les lignes. Ils doivent être conscients de leurs points forts et de leurs faiblesses pour pouvoir se spécialiser. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir des étudiants polyvalents, compétents dans plusieurs domaines, et qui trouvent du travail. Tous mes étudiants de master sont soit en alternance, soit en stage long. Ils travaillent dans des domaines qui sont certes difficiles, je les préviens dès le départ, mais je leur donne les outils nécessaires pour réussir, pour qu’ils puissent décrocher des emplois dans des métiers passionnants, même s’ils ne sont pas simples. L’objectif est de leur transmettre le plus de compétences possibles afin qu’ils puissent travailler.
Hervé Créac’h : C’est génial ce que tu dis, parce qu’en réalité, nous sommes tous les trois concernés, même si nous n’avons pas tous un parcours artistique. Ce n’était pas ton cas à l’origine, mais tu travailles aujourd’hui dans l’univers artistique, donc tu connais bien ce milieu. Personnellement, je pense que nous avons presque la même formation : toi et moi avons fait les Beaux-Arts, toi à Saint-Luc, moi à Saint-Luc Bruxelles, mais c’est la même école. En fait, nous sommes d’abord des artistes qui avons été formés dans des écoles d’art. Toutefois, l’intérêt des écoles comme Piktura, c’est de former des étudiants polyvalents. Peu importe ce qu’ils feront plus tard, ils trouveront un moyen de travailler dans le monde de l’image, au sens large. Quand nous avons commencé nos études, nous n’avions pas forcément en tête le poste que nous occupons aujourd’hui. Moi, je voulais être auteur de bande dessinée. Nous avions tous des objectifs précis, mais au fil du temps, on apprend, on se forme, et on se rend compte que cette base nous permet de nous adapter à de nouvelles opportunités. D’autant plus qu’il existe des métiers qui n’existaient pas encore. Les étudiants que tu formes aujourd’hui seront certainement mieux préparés à ces nouveaux métiers dans cinq à dix ans que nous ne le serons, car nous sommes déjà un peu déphasés par rapport aux évolutions à venir. Donc, être polyvalent est un état d’esprit. Ça permet de se dire qu’il existe peut-être un métier dans le monde de l’image qui n’existait pas il y a cinq ans et que je peux saisir.
Superpouvoir : Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite devenir auteur de webtoon ?
Hervé Créac’h : Les conseils que je donnerais sont assez classiques, finalement. Il y a toujours une part de mental dans tout ça, donc le fait de s’accrocher est un bon conseil, quoi qu’il arrive, dans tous les milieux, y compris dans le webtoon. Le deuxième conseil, si l’on parle spécifiquement du webtoon, serait de le considérer comme un média parmi d’autres, et non pas comme un média unique. Il est important de diffuser son travail sur plusieurs plateformes. Personnellement, je suis partagé entre les adaptations papier et numériques. Je crois qu’aujourd’hui, il est essentiel de ne pas se limiter à un seul format. Si vous êtes illustrateur et que vous avez un projet narratif, vous pouvez envisager le webtoon, mais en pensant aussi à d’autres supports : publier en format papier, sur Instagram en découpant les cases, ou même sur un site personnel. Je ne pense pas qu’il faille se lancer dans un média narratif en pensant "je ne ferai que ça". De la même manière, cette question a été posée ce matin : "je fais uniquement du numérique". À un moment donné, on pourrait être amené à faire de l’aquarelle sur papier, par exemple, si une commande l’exige. Ce n’est pas parce que vous faites du numérique que vous devez vous interdire de revenir à un autre support. De nos jours, tout le monde passe par le numérique, que ce soit pour scanner son travail ou pour faire de la mise en couleur. Mon conseil serait donc de tenir bon et de diversifier vraiment la diffusion de son travail.
Sébastien Herbaux : C’est marrant, parce que quand tu parlais, je pensais justement à la même chose. J’allais dire "faites d’autres choses à côté " Et finalement, je suis totalement d’accord avec toi. La polyvalence est primordiale dans nos secteurs. On ne peut pas se contenter de faire seulement du dessin sur une petite feuille de papier. On ne peut pas se limiter à du numérique ou à un format comme le webtoon, ou encore à Instagram. Il faut impérativement être ouvert à différents formats, et c’est ça qui permettra à l’auteur de développer sa créativité. Pour créer quelque chose de cohérent et d’intéressant, il faut être créatif, et pour être créatif, il faut s’intéresser à plein de choses, faire plein de choses. C’est un point vraiment important. Et je te rejoins également sur le fait de persévérer, mais aussi de travailler dur. Moi, en tant que formateur, je pousse beaucoup mes étudiants. Ils savent que je suis bienveillant et qu’ils peuvent venir me voir en cas de problème, mais en même temps, je leur demande d’avoir une exigence envers eux-mêmes. C’est un métier extraordinaire, mais difficile.
Superpouvoir : Très bien. Passons maintenant à la question finale, celle qu’on pose toujours. Si vous pouviez avoir un superpouvoir, qu’est-ce que ce serait ?
Hervé Créac’h : Alors, je sais, parce que c’est toujours un pouvoir qui m’a fasciné : l’intangibilité. La capacité de traverser les objets, de passer à travers tout, c’est vraiment ce que je trouve fascinant. C’est une sorte de liberté totale. Je pense à ça à chaque fois que je prends le métro ou que je suis coincé dans une foule. Il y a quelque chose de profondément libérateur dans l’intangibilité. Et si je pouvais être invisible aussi, ce serait parfait, mais déjà l’intangibilité, ça suffirait.
Superpouvoir : C’est rare, je crois que tu es le premier à répondre ça, l’intangibilité. C’est intéressant.
Sébastien Herbaux : Moi, je vais être plus classique, mais mon superpouvoir serait le contrôle du temps. C’est vraiment quelque chose qui me permettrait de voir ce qui va se passer, ou même ce qui se serait passé si j’avais pris une autre décision. Le pouvoir de voyager dans le temps, revenir en arrière, avancer dans le futur… Jouer avec cette notion de temps, c’est un pouvoir que j’aimerais bien avoir.
Superpouvoir : Comme dans Un jour sans fin, je suppose ?
Sébastien Herbaux :
Oui, pourquoi pas.
Hervé Créac’h :
Sans l’épuisement !
Sébastien Herbaux : C’est une bonne règle. Un jour sans fin, j’aime beaucoup ce film. Je crois que j’ai dû le voir une bonne dizaine de fois… Oui, c’est cette notion de temps qui est importante. Parfois, j’ai l’impression de ne jamais avoir assez de temps. Mes journées sont souvent trop courtes. J’aimerais pouvoir consacrer encore plus de temps à mes étudiants, leur expliquer dix fois plus de choses. Finalement, c’est ça aussi, enseigner ou apprendre soi-même. C’est faire, refaire, échouer, comprendre pourquoi on a échoué, et recommencer. C’est ainsi qu’on avance, en revenant sur l’échelle du temps. Sauf que, malheureusement, le temps, on le paie sur notre propre espérance de vie. Mais faire et refaire, c’est comme ça qu’on apprend.
Superpouvoir : Merci, messieurs, c’était un plaisir de discuter avec vous !

Conférence "Un modèle européen pour la BD numérique" sur le Festival PIX 2025 de la Plaine Images, animée par Laurent Tricart.
Propos recueillis par Edmond Tourriol à l'occasion du festival PIX 2025.