Howard Phillips Lovecraft est un auteur américain dont la production littéraire durant les années 1920-1930 a marqué la pop culture mondiale de ces cent dernières années. Avec sa mythologie de Cthulhu, il a créé un univers horrifique peuplé de monstres, de dieux perdus et de cultes maléfiques. Une ontologie du monde à base d'êtres aux formes indécises cachés dans les revers de la réalité, faisant l'objet de complots secrets protégeant avec paranoïa la vérité du cosmos. À l'orée des années 2000, le scénariste anglais Warren Ellis, amateur des concepts SF les plus fous et explorateur de la noirceur de l'humanité, relira l'œuvre de Lovecraft à contre-pied au sein de deux séries majeures des comics, The Authority et Planetary.

Lovecraft ou le cauchemar de l'existence

Si on le classe aujourd'hui un peu vite dans le domaine de la fantasy (aidé en cela par son utilisation intensive dans les jeux de rôles), c'est pourtant bien de science-fiction dont nous parlait Lovecraft. L'auteur a beaucoup hanté les pages des pulps, ces publications littéraires et populaires, vendus à bas prix à cause de leur papier de mauvaise qualité, et notamment le plus fameux d'entre eux, Weird Tales, durant les années 30. Il nous y présentait une cosmogonie qui ne relève pas de la magie, mais bien de la science. Mais une science non euclidienne, dont nous n'avons pas les tenants et les aboutissants et dont nous ne pouvons pas appréhender la logique, qui existe pourtant. C'est la fameuse figure de style de l'indicible propre à l'auteur. L'univers de Cthulhu et des autres dieux est tellement autre, différent, que nous n'avons pas les mots pour le décrire. La plupart des êtres humains n'en soupçonne pas l'existence, et bien heureusement. Chez Lovecraft, tout ceux qui lèvent un coin du voile de ces plans d'existences ont sombré dans l'horreur et  la folie, incapable d'appréhender ce que leurs sens et leurs raisons leur montraient.

The Shadow Out of Time, adapté par I.N.J. Culbard (Self Made Hero, 2020)

L'auteur s'ingéniait ainsi à nous montrer que l'être humain n'est rien, une poussière dans l'univers, et surtout, qu'il n'a aucune espèce d'importance pour les créateurs du monde. Là où les religions essaient de nous faire croire que l'être humain a une place d'exception dans le Grand Tout, Lovecraft avait une vision cynique et désespéré du monde qu'il appellera le "cosmicisme". Et ceux qui touchaient du doigt cette réalité sombraient dans la folie et le désespoir. Chez Lovecraft, la curiosité des personnages qui cherchent à percer les mystères du monde est un vilain défaut, toujours très mal récompensé.

À l'aube du 21e siècle, un retour aux sources

Quelques décennies plus tard, à la fin des années 90, et sous l'impulsion conjointe des scénaristes Alan Moore et Warren Ellis, c'est à une véritable réappropriation de ses origines pulps auquel est invité le monde des comics. Avec From Hell et League of Extraordinary Gentlemen, Moore fait un retour vers les littératures populaires de l'époque victorienne, qui culmine avec le lancement de la collection America's Best Comics où, notamment à travers la série Tom Strong et l'anthologie Tomorrow Stories, Moore s'amuse à un catalogage des sources d'inspirations pulps du comic book. Warren Ellis fera exactement la même chose. À travers la série Stormwatch, puis The Authority et Planetary pour l'éditeur Wildstorm, Ellis va s'amuser à créer une cosmogonie personnelle. L'établissement du concept de la Plaie (The Bleed), l'espace entre les univers parallèles, lui permet de reprendre les codes de Lovecraft sur les mondes cachés et les interstices de l'univers. Il peut alors présenter lui aussi un monde bien plus grand et bien plus opaque que ce que pourrait penser le commun des mortels.

Avec la dernière arche narrative d'Authority sous sa tutelle (#9-12, janvier-avril 2000), l'équipe pro-active de super-héros menée par Jenny Sparks se retrouve face à une créature surpuissante qui se révèle être le fabricant de la planète Terre. Une sorte de Dieu démiurge, mais sans aucune conscience de ce que pourrait être l'humanité. Au mieux une forme de vie insignifiante, habitant son pré carré, pour laquelle il n'a aucun intérêt et qu'il détruira comme on se débarrasse de microbes. Aucune communication n'est possible. Un Dieu lovecraftien donc qu'Authority parviendra à arrêter, s'amusant de la situation. Quand la cheffe de l'équipe fera l'ultime sacrifice en électrocutant le cerveau de leur opposant, le Doctor s'écriera : "Only Jenny Sparks could finish a fight by executing god U.S.-prison-style " (" Seule Jenny Sparks pouvait conclure une bataille en tuant Dieu façon prison US ").

The Authority #12 par Warren Ellis et Bryan Hitch (DC/Wildstorm, 2000)

Dans Planetary, les héros sont des enquêteurs du paranormal qui cherchent à découvrir les secrets du monde. La fin du premier épisode est pourtant anti-lovecraftienne en diable. Quand Snow, nouvellement intégré à l'organisation Planetary, constate que le monde est bien étrange, Jakita Wagner, un autre membre, lui répond : "Let's keep it that way" (" Faisons en sorte qu'il le reste "). Là où les personnages de Lovecraft passaient leur temps à se lamenter du manque de direction de l'existence, ceux d'Ellis y trouvent au contraire une source de joie, une raison pour continuer à vivre. Au sens de l'horreur (sense of horror) de Lovecraft, Ellis y substitue un sens de l'émerveillement (sense of wonder).

Planetary #1 par Warren Ellis et John Cassaday (DC/Wilstorm, 1999)

Et cette opposition à la philosophie lovecraftienne sera encore plus établie par la caricature au vitriol que l'auteur fera du reclus de Providence. Dans Planetary/Authority: Ruling the World, numéro spécial qui réunit les deux équipes, alors qu'Authority s'oppose à un monstre tentaculaire typique de la littérature lovecraftienne, Snow se souvient de sa rencontre avec un écrivain, simplement référencé comme "l'auteur" durant tout le numéro mais aisément reconnaissable, représenté comme un bigot misogyne et raciste. Il se moque de la faiblesse de ses deux tantes avec lesquelles il vit (tout comme Lovecraft) et lors d'une transe dû à une longue session d'écriture, l'auteur entrevoit la Plaie et les menaces qui s'y cachent, allusion évidente à l'oeuvre du reclus de Providence. Il prend alors les œufs qui s'en échappent pour des "Negro eggs" ("oeufs de nègres" !), un rappel du racisme notoire de H.P.L.

Planetary/Authority: Ruling the World peut sans doute se poser comme une synthèse des deux séries. Ce n'est donc probablement pas un hasard si Ellis choisit de placer l'intrigue dans la mouvance du mythe lovecraftien. À la fin du numéro, Snow et Jakita Wagner reprennent d'ailleurs leur échange du premier numéro de leur série, permettant à Ellis d'enfoncer le clou sur ses divergences avec le célèbre écrivain.

Planetary/The Authority: Ruling the World par Warren Ellis et Phil Jimenez (DC/Wildstorm, 2000)

Warren Ellis a donc eu une relation plutôt ambivalente avec l'œuvre de Lovecraft. S'il reconnaît son influence déterminante dans la culture horrifique populaire, et notamment sur les comics,  n'hésitant pas à jouer avec les figures de la littérature lovecraftienne, il ne se retrouve en revanche pas dans la philosophie de l'auteur. Le pourtant très cynique Ellis, qui n'est jamais très tendre avec ses semblables humains, garde malgré tout un certain optimisme. Pour survivre dans l'univers et y avoir sa place,  l'humanité devra faire preuve de curiosité comme les héros de Planetary et faire preuve d'audace (mâtinée d'irrévérence bien sûr) comme Authority.

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